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Le Musée Hergé programme, puis annule une expo en hommage à Charlie Hebdo

Par Charles-Louis Detournay le 22 janvier 2015                      Lien  
Ce matin, le Musée Hergé devait ouvrir les portes d’une exposition temporaire, rendant hommage aux cinq caricaturistes assassinés le 7 janvier dernier. Finalement, cette expo devrait être annulée... pour des raisons de sécurité !

Hier, mercredi 21 janvier, en début de matinée, le Musée Hergé conviait les médias à une conférence de presse impromptue pour lui présenter une « surprise ». Le patron de Moulinsart, Nick Rodwell, avait invité une poignée de journalistes "triés sur le volet" : une télévision locale, une radio, un membre de la presse écrite et un média Internet pour dévoiler une exposition la nouvelle exposition temporaire du musée intitulée « Caricature », en hommage à Charlie Hebdo. Le Musée Hergé programme, puis annule une expo en hommage à Charlie Hebdo

Charlie Hebdo ? Dans le musée Hergé ? Le temple de la Ligne claire ne nous avait pas habitué à une telle réactivité sur un sujet aussi brûlant !...D’entrée, après un mot d’introduction et un documentaire traitant la caricature et passant en boucle sur un petit écran TV, le visiteur est plongé dans une lumière rouge, blafarde. Symbolique des instants tragiques vécus récemment ? Cette ambiance macabre s’ouvre sur un dessin d’Hergé, présentant les impacts d’un tir de mitraillette sur un mur. En face, cette sentence vue naguère sur un dessin de Michel Kichka : « C’est l’encre qui doit couler, pas le sang ».

A l’avant plan, sous les crayons, quelques dessins de Charb et sa biographie. A l’arrière-plan, Wolinski dessine pour les "Clowns sans frontières"

La suite se déroule dans une lumière un peu moins morbide. On y voit des reproductions des derniers recueils de la revue Charlie Hebdo : « Les ouvrages eux-mêmes vont bientôt arriver », nous précise-t-on. S’ensuit une présentation de différents numéros du "journal irresponsable", dont son tout-premier numéro datant de 1970 et le dernier paru en kiosque, celui des "survivants".

Plus qu’au journal satirique, c’est aux caricaturistes eux-mêmes que cette exposition est consacrée. On y voit un portrait photographique de chacun des cinq dessinateurs accompagné de leur signature, de courtes biographies, ainsi que quelques dessins emblématiques de leur carrière.

Un grand écran central fait inlassablement tourner les mêmes images : celles de Cabu, Wolinski, Tignous et Charb tirées du documentaire pour les 18 ans de « Clowns sans frontière », réalisé par Gilles Porte. L’émotion nous étreint : on les observe alors qu’ils dessinent, vivants...

D’autres écrans se présentent avec des extraits de documentaires montrant les artistes dans la rédaction, ou dans l’émission « Thé ou café » de France 2. Le numéro spécial de Paris-Match paru cette semaine termine ce portrait de la rédaction et auteurs, fauchés en plein travail.

Hergé et Wolinski, Festival d’Angoulême 1976

Au centre de l’exposition, une salle fait le lien avec le créateur de Tintin. Un film rappelle qu’Hergé avait commencé comme dessinateur de presse, ce qui donne l’occasion de présenter ses dessins politiques et ses caricatures. Pour le néophyte, c’est assez surprenant. Au mur, une photo grand format de Hergé et Wolinski lors d’une rencontre au Festival d’Angoulême en 1976. Leur échange de regards, leurs sourires soulignent une estime réciproque.

« Cabu était également un grand admirateur d’Hergé et ils s’étaient notamment rencontrés au Centre Beaubourg , nous explique Viviane Vandeninden, l’attachée de presse. On ne peut évidemment pas dire qu’Hergé étaient amis avec ces deux caricaturistes, mais ils se connaissaient et s’appréciaient. C’est pour cela que le Musée Hergé a voulu leur rendre hommage, en tentant de se mettre à la place d’Hergé et en imaginant quel hommage il aurait voulu leur rendre. »

Deux exemples de caricatures d’Hergé, présentées dans la partie centrale de l’exposition.
Nick Rodwell : "Nous avons réalisé cela avec émotion, entre nous, avec les moyens du bord. "
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Malheureusement retenu à Bruxelles, Nick Rodwell prend la peine de nous expliquer sa démarche par téléphone : « Je voulais rendre hommage aux caricaturistes assassinés ! Nous sommes de la même famille, car Hergé a débuté comme caricaturiste. Cela justifiait à nos yeux le fait de relever le challenge de réaliser immédiatement une exposition qui faisait le lien entre ces caricaturistes. Je voulais montrer l’œuvre réelle des auteurs, en réaction à la violence, et pas réaliser des dessins en leur hommage. Il n’est bien entendu pas question de parler de religion, juste de caricature. Quant au bain de sang que nous avons placé au centre de l’exposition, il traduit la violence et l’atrocité de l’attentat perpétré dans la rédaction de Charlie Hebdo. Nous avons réalisé cela avec émotion, entre nous, avec les moyens du bord. Cette exposition ne fera peut-être pas un grand tabac, mais nous voulions réagir sur la question de la caricature mise en danger. »

Au milieu de l’exposition, cette création "conceptuelle" de Nick Rodwell pour évoquer le bain de sang. Elle devait être initialement pleine à ras bord, avec deux kalachnikovs. La version finale est, disons, plus "Ligne claire"...

La précipitation dans la scénographie de cette exposition est palpable, les présentations un peu hasardeuses, ce qui assez rare pour le Musée Hergé. Certains pans de mur portent encore des éléments de l’exposition précédente, consacrée à Nat Neujean et ses sculptures de Tintin. Le contraste entre des citations d’Hergé traitant de l’amitié et les images de la rédaction de Charlie Hebdo qui leur sont associées est assez flagrant. En dessous d’un projet de couverture inédite réalisée par Cabu en janvier 1982, le cartel est écrit à la main… Sur d’autres documents, ils sont absents.. Ainsi, il n’est fait aucune mention de l’origine des doubles-pages de Paris-Match que nous reconnaissons, ni des sources des documentaires proposés.

Une phrase de Cabu, écrite dans un grand crayon
Le premier "Charlie Hebdo", après l’interdiction d’"Hara-Kiri"

En soulevant ces questions, on ressent de l’émotion : « Nous étions bien entendu tous choqués suite à massacre de la salle de rédaction, explique Sophie Tchang, chargée des expositions du Musée Hergé. Dès le lendemain de l’attentat, Nick Rodwell a fait écho à notre sentiment pour nous demander de commencer à démonter rapidement l’exposition de Nat Neujean et travailler sur cet hommage temporaire. Car il ne s’agit pas vraiment d’une exposition, mais plutôt d’un acte citoyen de révolte à cette violence. Le dimanche de la marche, nous avons entendu à bien des reprises la phrase qui s’apparentait à celle que nous avons écrite en grand, avec des crayons "C’est l’encre qui doit couler, pas le sang." ! »

Une certaine gêne s’installe lorsque nous demandons si Paris-Match ou les réalisateurs des documentaires ont facilement accepté de partager leur travail. Et comment les survivants de Charlie Hebdo ont accueilli leur démarche. « Nous n’avons pas informé Charlie Hebdo de notre travail, explique Sophie Tchang. C’est un hommage unilatéral que nous voulions rendre. Quant aux documents présentés, je pense que nous avons le droit de placer des éléments dans une exposition sans en demander l’autorisation. ». Une réponse étonnante pour une société qui gère si attentivement son droit à l’image, et qui pourrait prêter à quelques railleries si leur démarche n’était pas à ce point sincère.

On constate néanmoins un fait rare, unique même dans l’histoire du Musée Hergé ; le maître de Bruxelles s’efface, chez lui, devant le talent des caricaturistes décédés.

Une photo de l’équipe de "Charlie Hebdo", réalisée pour Paris-Match, il y a quinze ans.

L’exposition que vous ne verrez peut-être pas

L’exposition devait encore être présentée hier après-midi aux employés de Moulinsart, avant d’ouvrir ses portes pour « trois à quatre semaines », selon Nick Rodwell. Mais coup de théâtre, la visite des autorités de la ville ne se déroule pas comme prévu : Hier, en fin d’après-midi, Jean-Luc Roland le bourgmestre de Louvain-la-Neuve (la ville qui accueille le Musée Hergé), est allé visiter cette exposition que nous avions découverte en avant-première. Il était accompagné du responsable de la sécurité territoriale, Le chef de corps, Maurice Leveque, et de la commissaire de police, Vinciane Bertrand.

Ayant vu l’exposition, ils ont expliqué à Nick Rodwell les risques et des dangers qu’elle pouvait faire encourir au personnel du Musée et à la population de Louvain-la-Neuve. « Suite à la menace terroriste qui plane sur le pays, l’Union des Villes et des Communes impose certaines mesures de précaution, a expliqué le bourgmestre au journaliste belge du Soir de Bruxelles Daniel Couvreur. L’Organe de coordination pour l’analyse de la menace en Belgique déconseille l’exposition dans le contexte actuel et impose, à tout le moins, de prévoir des mesures de prévention. Nous en avons informé Nick Rodwell et nous lui avons dit qu’il fallait prendre des précautions en limitant l’accès au Musée et en postant deux surveillants supplémentaires à l’intérieur de la salle d’exposition. Le chef de corps a aussi expliqué que le pays est en état d’alerte de niveau 3, que les policiers portent partout des gilets pare-balles et ne circulent plus que par deux... »

Suite à ces nouvelles informations, une brève réunion de crise est réalisée au Musée Hergé et Nick Rodwell a pris la décision ferme de ne pas ouvrir l’exposition comme cela était initialement prévu. « J’ignorais que la situation était si grave et que l’état de peur était à ce point important dans le pays, explique Nick Rodwell. « Le Musée Hergé n’est pas là pour attiser le feu. Nous voulions poser un geste positif dont j’assume l’entière responsabilité. J’ai sans doute été un peu naïf. Le bourgmestre et la police ont très justement attiré notre attention sur les dangers que l’exposition pouvait représenter. En réalité, ce n’est pas le contenu mais le thème de l’expo elle-même qui peut présenter un danger. Je suis ressorti de cette discussion en état de choc. Il était inconcevable pour moi de prendre le moindre risque avec le personnel et les riverains. Je suis bien entendu extrêmement déçu et tout le personnel du Musée associé à la conception de l’exposition aussi. La seule décision possible était de ne pas ouvrir l’exposition, alors que tout était prêt. »

Le dessin de Charb, pour "Clowns sans frontières"

« La rapidité du revirement m’a surpris », a commenté Jean-Luc Roland à nos confrères de La Libre. C’est une exposition qui touche à toutes les thématiques et ne commet d’outrage envers personne. C’est un bel et sobre hommage »..

Tignous à l’oeuvre

Si cette sobriété n’est pas aussi patente qu’il l’évoque, le bourgmestre a précisé qu’il n’a pas interdit cette exposition, mais uniquement exposé à son promoteur les risques et les mesures élémentaires à mettre en place pour en assurer la sécurité dans le contexte actuel.

Nick Rodwell s’est expliqué de cette reculade qui pouvait paraître radicale : « On va laisser passer quelques jours de réflexion pour réfléchir et voir ensuite avec le bourgmestre et la police s’il est possible ou non de trouver une solution tout à fait sûre pour tout le monde. »

Voici en tout cas une aventure de Tintin qu’Hergé n’aurait jamais imaginée !

Des reproductions de dessins sont présentés. Ici, Honoré.

COMMUNIQUÉ DU MUSÉE HERGÉ DU 22.01.2015 à 12H

"Hier, nous devions annoncer l’ouverture dès ce jeudi 22 janvier d’une exposition temporaire qui a pour thème « la caricature ». Hommage d’Hergé, qui fut aussi caricaturiste, aux caricaturistes assassinés. L’idée de cet hommage nous est venue spontanément dès l’annonce des événements liés à Charlie Hebdo.

Lors d’une rencontre tenue avec le bourgmestre et la police en fin de journée ce mercredi, nous avons évoqué les mesures de prudence et de sécurité qu’il conviendrait de prendre dans le contexte émotionnel que traverse notre pays en ce moment : contrôle et limitation de l’accès à une seule entrée, présence permanente de deux personnes dans la salle de l’exposition Charlie Hebdo.

La police nous a également présenté la nature des risques potentiels auxquels il convient d’être attentif. Éclairés par ces informations, nous avons décidé de ne pas ouvrir notre exposition ce jeudi matin dans la mesure où elle pourrait être de nature à susciter des inquiétudes, tant du côté du personnel du musée que du côté des habitants de Louvain-la-Neuve.

Si dans les jours ou semaines à venir, le niveau d’alerte devait diminuer, nous pourrions revenir sur cette décision.

Nick Rodwell."

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : un dessin d’Hergé © Moulinsart

Toutes les photos sont de C-L Detournay

 
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