L’annonce est laconique : « En plein centre de Bruxelles, loft Duplex de 985 m² complètement réaménagé dans un immeuble Art Déco. Hauts Plafonds. Possibilité de bureaux ou de galerie. Possibilité de division en 2, 3 ou 4 unités. ». Le prix de vente dépasse légèrement le million d’euros. Tout amateur bruxellois de bandes dessinées reconnaîtra, en voyant les cinq photographies, les pièces spacieuses du Musée Jijé. La dernière d’entre elles montre même la table à dessin de Jijé. Ironie du sort, elle est illuminée par une fenêtre portant le pseudonyme de l’instigateur de ce que l’on appellera par après l’école de Marcinelle. Le doute n’est plus permis, et se transforme en évidence !
Un projet ambitieux
François Deneyer, grand collectionneur de l’œuvre de Joseph Gillain (Jijé), souhaitait mettre en avant le talent de cet auteur, et présenter son travail dans un véritable écrin. Il acheta donc un immeuble, qui aurait même abrité en son temps les rotatives du journal l’Echo de la Bourse... La famille de Joseph Gillain était très enthousiaste quant à cette idée. Ils prêtèrent différentes œuvres du créateur de Jerry Spring et de Valhardi, et participèrent même au cachet si particulier du musée : les fresques murales. L’un des enfants de Joseph Gillain a ainsi mis son grain de sel, en peignant certaines de ces différentes représentations. La plus impressionnante est sans nul doute la très belle reproduction d’une fresque qui égayait le plafond de la dernière demeure du Maître. Celle-ci est actuellement visible dans l’espace « librairie » du Musée, qui ouvrit ses porte à la mi-2003.
En manque de subside !
Las d’attendre une réponse claire et définitive du service du patrimoine de la Communauté Française quant à son projet, François Deneyer commença les travaux en janvier 2003. Son dossier s’est sans doute perdu, malgré de nombreux rappels de sa part, dans les ténébreuses arcanes dont seuls les services administratifs des organes étatiques belges ont le secret... « Allons de l’avant, se dit le concepteur du projet. Les subsides arriveront par après... ». En mars 2003, François Deneyer confiait à notre collaborateur Didier Pasamonik : « Lorsqu’en janvier 2003 nous avons entamé les travaux dans le musée, l’administration m’annonça que l’arrêté royal de 1958 était remplacé par un décret sur la subsidiation des musées de la Communauté Française. Décret rentré en vigueur en janvier 2003 mais pour lequel les arrêtés d’application n’ont toujours pas été rédigés ! Depuis le mois de juillet 2003, la Communauté française a un nouveau ministre de la Culture. J’ai eu l’occasion de rencontrer Monsieur Christian Dupont à son cabinet le 13 octobre. Ce dernier a confirmé l’illégalité d’octroyer un subside après la réalisation des travaux et, d’autre part, indiqué que les subsides sur frais de fonctionnement dépendraient de l’application du nouveau décret, estimé fin 2004 ! »
Les auteurs ont offert des originaux pour sauver le Musée
Certains auteurs, collectionneurs et revendeurs de planches, offrirent différents originaux pour tenter de renflouer le Musée. De nombreuses factures relatives aux transformations et rénovations du bâtiment restèrent impayées après les travaux. Le 21 mars dernier, une vente aux enchères animée par l’humoriste belge (et - ancien - collectionneur d’Hergé) Stéphane Steeman apporta un peu d’espoir au Musée. Mais la vente ne dégagea pas suffisamment de fonds pour satisfaire les fournisseurs les plus féroces. Et d’autres dettes subsistaient...
François Deneyer, un doux utopiste ?
À l’après guerre, Joseph Gillain fut le pilier de l’école de Marcinelle (celle du journal de Spirou) et a donné ses conseils à de nombreux dessinateurs, permettant ainsi à leur talent d’éclore et de s’affirmer. Les plus célèbres d’entre eux furent Franquin, Morris et Will. Avec Jijé, ils formèrent ce que l’on appela, par la suite, la « Bande des Quatre ». Mais d’autres auteurs lui doivent beaucoup. Citons entre autres Eddy Paape ou Victor Hubinon qui reprirent ses personnages - (Valhardi pour Paape, Blondin & Cirage pour Hubinon). Mais que reste-t-il du talent de Jijé aujourd’hui ?
Force est de constater que le style graphique du créateur de Jerry Spring et de Valhardi a terriblement vieilli par rapport à la production actuelle. Bien sûr, les connaisseurs du neuvième art assimileront éternellement Jijé à son magnifique encrage et son style reconnaissable, mais comme le dit si bien Patrick Gaumer dans son Larousse de la BD : « Il n’a jamais cessé de papillonner d’un genre à l’autre refusant toute forme d’étiquette. Doué d’une incroyable capacité créatrice, Jijé fait également partie de ces artistes dont l’influence a été la plus déterminante sur le 9e Art ».
Cette phrase rend hommage au créateur en soulignant son génie, mais elle met en évidence que le style de Jijé est inclassable, et ne vit aujourd’hui que par le talent de « ses enfants graphiques ». Franquin et Morris ont en quelque sorte inconsciemment tué le père en inventant leurs propres univers, et surtout leurs propres styles, reconnus de tous ! Lucky Luke et Gaston sont des succès « commerciaux » reconnus du grand public ! Alors que Jijé n’a pas bénéficié de la même notoriété...
N’aurait-il pas été plus opportun de créer un musée sur l’école de Marcinelle, plutôt qu’une telle entreprise sur un auteur injustement oublié du grand public ? Cela aurait été finalement le meilleur moyen de lui rendre hommage, tout en intéressant le large public autour des œuvres du grand Jijé.
Un homme qui se bat jusqu’au bout
Nul doute que c’est la mort dans l’âme, en ne voyant pas les subsides arriver, que François Deneyer a dû prendre la décision - peut-être forcée ? - de revendre les bâtiments du Musée Jijé. Il aura monté quelques belles expos sur des thèmes difficiles : Mitacq, Victor Hubinon ou plus récemment Timour (Sirius). Il y a moins d’une semaine, François Deneyer m’appelait pour me proposer une rencontre avec Grzegorz et Piotr Rosinski, en marge de l’exposition qu’il accueille en ce moment même... Même en sachant qu’il devait se résoudre à revendre les bâtiments du Musée, François Deneyer, recherchait encore à promouvoir les auteurs qu’il expose actuellement.
La BD, un art oublié par le pouvoir politique en Belgique ?
La triste aventure du Musée Jijé reflète cruellement l’abandon du neuvième art par le monde politique. Le Centre Belge de la BD ne survit que grâce à la location de ses salles pour des événements privés ou d’entreprises. Il bénéficie d’un atout majeur : l’architecture du bâtiment, dessiné par Horta, le place presque en tête de liste des fleurons de l’Art Nouveau.
Nous pouvons nous demander quelle place trouvera une autre structure, « The nine City
» dans ce contexte particulièrement difficile. Même s’il est financé par des capitaux privés, cet antre de l’objet 3D aura sans doute du mal à rentabiliser ses investissements sans deniers publics.
Jijé était l’un des plus grands dessinateurs du siècle dernier, il mérite que son œuvre ne soit pas oubliée. Cela, semble-t- il, a été toujours été la volonté de François Deneyer. Nul doute que le Musée Jijé a toujours sa place dans le paysage « muséologique » belge, tout du moins sous une autre forme.
Mais la vente de l’immeuble ne constitue peut-être pas la fin définitive du Musée Jijé, qui pourrait très bien s’établir dans un autre endroit. Peut-être est-ce une ultime ruse de François Deneyer pour faire bouger la Communauté Française ?
(par Nicolas Anspach)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
La photo du musée Jijé est (c) Jijé / PMP.
Les couvertures des albums sont (c) Jijé / Dupuis.
Participez à la discussion