Décédé en 2013, Abdelaziz Mouride, auteur de On affame bien les rats !, récit poignant contant son emprisonnement durant les années de plomb et considéré comme la première bande dessinée marocaine, n’avait malheureusement pas eu le temps d’achever la mise en couleur à l’aquarelle de son adaptation du texte de Choukri.
Et quel texte ! Forcé de fuir la famine qui ronge le Rif dans son enfance, témoin de l’assassinat de son frère par son propre père alcoolique, garçon des rues de Tanger à l’âge de 11 ans, victime de déclassement social... Mohamed Choukri dresse un autoportrait saisissant, au réalisme cru et vecteur d’émotions puissantes.
Comme l’explique l’éclairante postface de Jean-François Chanson, ancien responsable artistique des éditions Alberti, le déclic de cette adaptation vint à Mouride alors que celui-ci se trouvait en prison. Amnesty International lui fit parvenir parmi d’autres ouvrages une traduction française du récit de Mohamed Choukri, réalisée par Tahar Ben Jelloun et publiée aux éditions Maspero en 1980 [1]. Les conditions de découverte du témoignage ont probablement conditionné le parti-pris de l’adaptation : la faire débuter alors que Choukri est lui-même en prison et décide d’apprendre à lire et à écrire. Il a alors 20 ans.
De ce point de départ, la vie de Choukri est déroulée sous forme de flashbacks au cours de conversations avec ses co-détenus. L’auteur de bande dessinée marocain fait fi des tabous, n’hésitant pas à relater l’alcoolisme de l’écrivain, sa consommation de drogues, son attrait pour la prostitution ou les terribles épreuves de son adolescence.
Le trait d’Abdelaziz Mouride nous propose un voyage aux fils de visages émaciés, tannés et expressifs, au cœur d’architectures précises contrastant avec d’incroyables envolées rehaussées par la légèreté de l’aquarelle. Plus que le portrait de Mohamed Choukri, Mouride dresse celui d’une histoire sociale marocaine longtemps invisibilisée. Les bas-fonds des zones urbaines, la prostitution infantile, le quotidien des miséreux… Le dessin vient ainsi compléter un texte parsemé de références historiques à la région du Rif ou à la répression coloniale française.
En ressort donc un album atypique et caractéristique du travail des éditions Alifbata et de leur éditrice, Simona Gabrieli. Une véritable aventure humaine, motivée par un profond désir de transmission, jalonnée de rencontres impromptues lui ayant notamment permis de retrouver les ayants droit de Mohamed Choukri. Avec cette publication, la maison d’édition marseillaise insuffle une seconde vie à l’œuvre de l’auteur et conclut une épopée transgénérationnelle débutée dans les geôles espagnoles du nord du Maroc. Tout simplement indispensable.
(par Thomas FIGUERES)
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Le Pain nu - Par Abdelaziz Mouride d’après le roman de Mohamed Choukri - Éditions Alifbata - Prix : 20 euros - Sortie : 7 février 2020.
[1] Le Pain nu ne fut publié en arabe qu’en 1982 et autorisé au Maroc en 2000.
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