« La vie imite l’Art bien plus que l’Art n’imite la vie » postulait Oscar Wilde. À ceux qui lui objectaient qu’au contraire, c’est plutôt l’Art qui imitait la nature, il répondait que non : Il vous suffit de voir un des « clairs de lune » sur la Tamise peints par Whistler pour que vous ne puissiez plus jamais regarder la Tamise comme avant. « La nature donc, imite l’Art », concluait le dramaturge d’un sourire qu’on imagine malicieux. [1]
La reprise du « Petit Prince » d’Antoine de Saint-Exupéry par Joann Sfar a le même type d’effet : On ne pourra plus relire le chef-d’œuvre de l’écrivain-aviateur sans avoir en tête la réinterprétation de Sfar qui réinsère l’auteur dans le récit du petit garçon blond. Le parti-pris de Sfar a été d’incarner dans l’image le narrateur pourtant présent à chaque ligne de l’œuvre originale. Saint-Ex, comme Malraux, Koestler, Kessel ou Hemingway, est la figure-même de l’écrivain-aventurier si typique de son époque ; il s’était volontairement effacé dans le petit conte philosophique écrit en 1943 à un moment où le monde entier se déchire. Cet aviateur perdu dans le désert –seul endroit que la fureur des hommes n’atteint pas, « à mille miles de toute terre habitée », et qui préfigure la disparition réelle de l’écrivain en Méditerranée en juillet 1944, est le reflet de cette civilisation perdue dans la guerre et qui cherche dans la poésie de bonnes raisons de survivre. La simplicité d’énonciation du Petit Prince, son ingénuité, son sentimentalisme, rappellent les fondamentaux de l’amitié et de l’amour du prochain. Des paroles saintes.
L’adaptation de Sfar reste au premier degré. Les textes sont ceux de Saint-Exupéry, mais le dessin vagabonde, interprète, donne un éclairage aux zones d’ombre du texte. Il l’illumine parfois. C’est du Sfar, bien sûr, et du meilleur. Sfar a un petit garçon et l’on voit bien que les regards, les attitudes, les sentiments –comme ces larmes qui perlent souvent à l’œil- sont éminemment observés. Sfar réinterprète ce morceau de littérature comme l’on peut réinterpréter une œuvre musicale. Chopin par Gainsbourg n’enlève rien à Chopin.
Dans Zoo N°15, un certain Kamil Plejwaltzsky règle ses comptes avec Sfar, l’accusant de « faux et usage de faux », posant en exergue cette phrase de Victor Hugo : « N’imitez rien ni personne. Un lion qui copie un lion devient un singe ». La citation de celui qui, jeune écrivain, proclamait « Je serai Chateaubriand ou rien » est certes habile pour discréditer la démarche de Joann Sfar, mais elle est scélérate : Un faux se substitue à l’original, ce que Sfar ne fait pas ici. Il s’agit de son interprétation de Saint-Exupéry, ce qui n’est artistiquement pas choquant : tout courant artistique puise dans les classiques qui les ont précédés, se réapproprie les techniques et les réinvestit avec un regard neuf. C’est heureux et souhaitable car c’est ainsi que notre culture se perpétue de génération en génération. Pour ceux qui auraient un doute, l’exposition visible actuellement au Grand Palais, Picasso et les maîtres, devrait le dissiper sans coup férir : elle démontre comment la grande figure de la peinture au 20ème Siècle a construit sa propre manière en observant celle des anciens : Goya, Velázquez, Ingres, Manet, Puvis de Chavannes…
Quand l’auteur de cet article à la plume perfide prétend que les ayant-droits se sont « détournés de leur devoir de mémoire » et que Gallimard a « commandité une contrefaçon », avançant comme intouchable l’œuvre du grand écrivain, reprochant à Sfar tout et son contraire, notamment de ne pas avoir respecté les « pastels » et « la pudeur des dessins » de l’original (jolie formule pour ne pas évoquer leurs touchantes mais évidentes maladresses), il essaie d’atteindre là où ça fait mal. Mais la démarche des ayant-droits comme de l’éditeur est assumée et légitime : le travail de Sfar n’enlève rien à l’œuvre originale que tout un chacun trouve pour quelques euros en librairie. Cette volonté de « protéger » l’œuvre au nom d’un prétendu « devoir de mémoire » (vocable ici une fois de plus galvaudé) est, il faut le dire, proprement réactionnaire.
J’ai aimé cet album qui rend hommage à Saint-Ex, un auteur que je vénère depuis longtemps, et qui a cette qualité de rester parfaitement sfarien. Le Petit Prince en bande dessinée est un dialogue entre deux arts, et entre deux conteurs d’exception.
Au passage, on signalera une parodie –déjà- de cet album marquant de la rentrée. Sur Comix Pouf un hilarant foutage de gueule de ce Petit Prince. Reprenant un procédé utilisé par Sfar pour Petit Vampire, l’équipe de Comix Pouf a imaginé un « Grand Prince » devenu adolescent et en conflit avec son géniteur. C’est drôle, bien vu et cela rend hommage aussi bien à l’œuvre originale de Saint-Ex qu’à son adaptation en BD. Bravo les gars !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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La parodie de Comix Pouf .
[1] Cf André Gide, Oscar Wilde – In memoriam, Mercure de France, Paris, 1938.
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