Un monde post-apocalyptique dans un futur proche, nous sommes en 2050. Un cataclysme volcanique a dévasté la moitié des États-Unis, retourné depuis à l’âge de pierre. La pandémie du sida a décimé l’Afrique : les habitants du continent sont devenus une espèce protégée. Le fossé inégalitaire s’est creusé en Europe, l’extrême-droite est en plein essor et les individus sont partout sous contrôle. Un contexte géopolitique potentiellement profond qui ne demande qu’à être dérivé. L’intrigue, pour l’instant distribuée par bribes, devrait s’avérer extrêmement complète : un complot d’obscurs complices liés aux cercles élevés du pouvoir, des expériences scientifiques pour remodeler des êtres humains en surhommes et l’existence de mystérieux passages spatio-temporels...
Les scènes de destruction urbaine et les vues d’ensemble sur les paysages citadins sont impressionnantes. Le trait est élégant et trouve sa plénitude dans les paysages panoramiques. On retrouve un concept de représentation architecturale présent dans les œuvres précédentes de l’auteur. Les scènes s’enchaînent sans nous laisser le temps de souffler, avec un grand sens du rythme et des variations d’intensité et de tempo particulièrement bien menés. Le dessin vif dans les scènes d’action est soutenu par une mise en couleur la plupart du temps réussie. Malgré tout, on peut regretter un léger relâchement dans la finition de temps à autre.
Cette série ambitieuse assume la vulgarité et la crudité de son propos : entre les pauvres qui n’ont plus qu’à numéroter leurs abatis et la présentatrice du journal télévisé, grande abbesse du porno trans-genre, notre société du futur est terriblement réaliste.
Les peuples affamés en révolte contre l’injustice des puissants sont réprimés. Dans un pays où le front néo-fasciste est crédité de 27 % d’intentions de vote (ça ne vous rappelle rien ?), les questions ne manquent pas. Le contrôle des populations, la répression des sans-papiers, la montée du fascisme, le lavage de cerveaux d’individus connectés en permanence, l’auteur confronte dans cette dystopie des interrogations bien accrochées à notre temps. Il fait également entrer dans son propos une critique acerbe du système médiatique et de la crédulité des peuples : « Si c’est pas mignon !, les gens aiment les clichés de base, ça les aide à voter ».
Dans une Europe où les services publics sont en voie de disparition, où la sécurité de l’État est allouée à des mercenaires au service de compagnies privées, où le choix se résume à la bourse ou la vie, où chômage, discrimination et immigration sont les trois piliers d’une politique du tout sécuritaire, où une « Goebbels lookée chez Chano-Cacarel » est en route vers le second tour des élections, le scénario fait le choix de la confrontation et de la provocation.
Dans un esprit insurrectionnel pétri d’un militantisme anti-discriminatoire, l’auteur développe un récit intense qui déploie une esthétique chaotique au sein d’un monde violent et hostile. Les ruptures dans la fluidité du récit permettent de faire traverser aux différents corps le courant d’un même temps pour les lier tous. La disjonction entre l’unité de lieu et l’unité temporelle jouent sur la perception de l’héroïsme modeste de l’anonyme, puissance corporelle forte mais presque invisible. Loin du conformisme moderne, l’ambivalence transgressive du trait fait ressortir une fièvre inquiète portée à son paroxysme face aux progrès de cette monstrueuse société d’enfants perdus.
Le scénario est donc très dense, plusieurs lectures étant nécessaires pour tout comprendre de cette BD à l’amplitude et à l’ambition bienvenues. Fabrice Neaud nous présente une épopée cadencée très bien tournée sur la déliquescence du monde à l’orée des possibilités du virtuel.
Cet album, l’un des plus importants de l’année, est à découvrir obligatoirement.
(par Vincent GAUTHIER)
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