Le Roi des vagabonds est le premier roman graphique à relater la vie de Gregor Gog (1891-1945), créateur en 1927 de la Confrérie des Vagabonds, un mouvement international de sans-abris né en Allemagne dans l’entre-deux-guerres. Proche de l’Union libre des travailleurs allemands (le FAUD, parti anarcho-syndicaliste), la Confrérie souhaite réaliser une révolution prolétarienne, en comptant sur la force non négligeable des 450 000 Allemands rendus sans-abri par la crise économique mondiale. Ancien marin et jardinier ayant connu le vagabondage, Gog organise les vagabonds du pays en un mouvement qui commence à prendre forme, malgré la répression gouvernementale. Il en appelle à une « grève générale à vie » de tous les vagabonds, afin de bâtir une société nouvelle basée sur l’entraide des travailleurs et débarrassée de l’autoritarisme. Parmi les membres de la Confrérie, de nombreux artistes comme Gustav Gräser [1], Alfons Paquet [2], Hans Bönnighausen [3] ou Gerhart Bettermann [4] apportent leur vision romantique au mouvement. Gog travaille aussi en tant que rédacteur en chef de son journal de rue Der Kunde, organe officiel de la Confrérie des Vagabonds, et supervise la réalisation de son propre film.
Le mouvement n’ira jamais plus loin ; en 1933, un raid massif des polices du NSDAP envoie la plupart des vagabonds en camps de concentration. Considérés comme des « nuisibles sociaux », ils seront éliminés dans des conditions atroces, et la Confrérie prendra fin. C’est cette vie hors des clous et ce projet de société aussi politique qu’artistique que Patrick Spät, doctorant en philosophie berlinois, et Bea Davis, illustratrice et dessinatrice berlinoise, ont voulu faire connaître au plus grand public.
À cheval entre la biographie documentée et la bande dessinée, Le Roi des vagabonds restitue avec grand succès les différentes périodes de la vie de Gregor Gog et le rendent passionnant. Lui qui a vécu mille vies, démarré mille projets et a connu l’exil sans cesse nous est raconté avec justesse, humilité et humanité. De ses débuts de jeune explorateur du monde férocement opposé à l’embrigadement militaire et religieux, à ses années d’agitateur politique, le Roi des Vagabonds est enveloppé d’une aura de Cassandre, de ces martyrs qui savent leur cause perdue d’avance. Son évolution est racontée fluidement à travers des pages d’un noir cendreux, dans lesquelles on peut reconnaître une époque d’obscurantisme et de profonde misère humaine.
Poétique, lyrique, engagé et variant les formats de cases et de récit, l’album a le goût de l’anticonformisme, comme si nous étions directement plongés dans le tête de Gog, qui tient autant du théoricien marxiste que de l’électron libre sans attaches et décalé à la Diogène ou au anti-héros de Naked [5].
Ce roman graphique de bien belle facture prend aux tripes et dégoûte de tous les régimes autoritaires, ce qui est sans doute un signe de réussite. Le parcours, pourtant méconnu en France, de Gregor Gog parviendra sans effort à parler à tous, tant les thèmes universels qu’il évoque rappellent les persécutions documentées de ce côté-là de l’Europe. Un travail de mémoire appréciable sur une page assez passionnante de la première moitié du XXe siècle.
(par Auxence DELION)
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Le Roi des vagabonds - Par Patrick Spät (scénario) et Bea Davies (dessin) - Traduit de l’allemand par Alexandre Pateau - Dargaud - Sortie le 4 juin 2021 - 159 pages - 19,00 €
[1] Artiste germano-autrichien (1879-1958).
[2] Journaliste et écrivain allemand (1881-1944).
[3] Peintre allemand (1906-1988).
[4] Peintre et artiste graphique allemand (1910-1992).
[5] LEIGH, Mike (réalisateur). 1993. Naked. Thin Man Films, Film Four International, British Screen. 131 minutes.