Il faut être une vraie star, morte si possible, pour accéder à une telle notoriété. Jusqu’à présent, seuls Hergé, Uderzo et Goscinny, et peut-être Tardi ou Bilal, avaient atteint une telle reconnaissance des médias. Le cas Sfar est unique. Encore jeune (il n’a que trente-quatre ans), il a produit quelque 110 bouquins en une quinzaine d’années, plus 52 épisodes d’un dessin animé, tandis qu’un film live tiré de l’une de ses œuvres se prépare. Petit Vampire s’est accroché aux meilleures ventes de Publishers Weekly aux États-Unis, où Sfar jouit d’une notoriété croissante. Toujours sur des nouveaux projets, en perpétuel questionnement (il vient d’arrêter sa collaboration à Charlie hebdo et annonce qu’il a décidé d’arrêter ses « carnets de bord » pour mieux transformer sans doute ce work in progress sous une autre forme), il n’est pas une saison où il ne défraye la chronique. Cette fin d’année suit le mouvement avec la publication de deux livres importants : Klezmer - La Conquête de l’Est chez Gallimard et Pascin - La Java bleue à l’Association.
Une mélopée ashkénaze
Dans le monde juif, on distingue habituellement deux types de tradition : la tradition sépharade (d’un mot hébreu qui veut dire « espagnol ») et la tradition ashkénaze (d’un mot hébreu qui signifie « allemand »). Avec le Chat du rabbin, Sfar avait exploré la branche sépharade de ses origines paternelles, les mille et uns chatoiements d’un judaïsme maghrébin truculent et tendre. Du côté maternel, sa branche ashkénaze sur laquelle règne la figure mythique d’un grand-père pétri de sagesse rabbinique, il s’est surtout inspiré pour les séries Petit Vampire (les grands-parents de Michel émaillent leurs dialogues de mots yiddish) et surtout la saga Grand Vampire (Delcourt) dérivée du Petit Monde du Golem(L’Association) et son surgeon romanesque, L’Homme arbre (Denoël-Graphic), qui mettent en scène des Juifs de l’Europe de l’Est, aussi inquiets et désespérés que pieux et résignés. Klezmer rend hommage à ce monde juif qui a disparu pendant la Deuxième Guerre mondiale et dont il ne reste plus vraiment la trace que dans ces véritables mémoriaux spirituels que représentent les romans de Sholem-Aleikhem ou encore ceux d’Isaac Bashevis Singer.
C’est d’ailleurs ce dernier auteur qui, de l’aveu même de Sfar, alimente de son feu ce récit initiatique où le jeune Yaacov, étudiant chassé de la yeshiva, l’école rabbinique, pour avoir tenté de voler le manteau de son maître, rencontre un musicien klezmer (Le Klezmer est « le yiddish de la musique » , nous dit Marc-Alain Ouaknin, le signataire de la préface). Il s’en suit un récit d’errance insensé dans lequel Sfar reprend à son compte une structure pour ainsi dire freestyle, comme celle du Shadows de John Cassavetes, une narration quasi improvisée, portée par le jazz, seul véritable enjeu du film. Dans cet album, les couleurs torchées à la diable, avec beaucoup de blanc entre des taches, retrouvent l’abstraction du récit, avec une fantaisie bonhomme digne d’un Marc Chagall. Tout le prix de Klezmer est là : c’est une grande œuvre littéraire et esthétiquement, pour Sfar, un nouveau tournant formel.
Une bacchanale de couleurs et d’érotisme
Jusqu’ici, même s’il n’y était pas indifférent, Sfar n’avait pas vraiment investi dans la couleur. Dans ses bandes dessinées comme Le Chat du Rabbin ou Petit Vampire, elle avait une fonction essentiellement narrative, venait renforcer les codes graphiques avec une touche émotionnelle. Il n’est pas anodin que les deux livres qui caractérisent la nouvelle manière de Joann Sfar portent des titres qui rendent hommage à la musique. Avec La Java Bleue (L’Association), du nom de cette magnifique rengaine de Vincent Scotto interprétée de façon inoubliable par Fréhel, Sfar nous conte un chapitre inédit de sa vie quasi-imaginaire du peintre Pascin : ses aventures pornographiques. Même si le dessinateur prend soin de préciser que cet album ne ressort pas de l’histoire véritable du grand peintre de Montparnasse (il faut dire que les héritiers de l’artiste, prenant ombrage de l’image que Sfar donne du peintre dans sa série publiée chez L’Association, menaçaient de lui faire des ennuis), on sent bien qu’il est documenté. Il est surtout parfaitement au fait de la connivence entre l’acte sexuel et la création. L’orgie de couleurs et de traits que constituent ces pages transmet une telle jouissance, un tel sentiment d’extase, dans des représentations que d’aucuns pourraient qualifier de pornographiques, que l’on se surprend à chercher à en prolonger le plaisir, comme dans l’acte amoureux.
À travers ces deux ouvrages, Sfar touche une fois encore le plus profond de nos sens, bouleversant à la fois nos valeurs et nos émotions. Chapeau bas, Joann !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Joann Sfar. Photo : D. Pasamonik
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