Le nouvel album de Catherine Meurisse est une fable philosophique, fruit de plusieurs mois de résidence artistique au Japon (à la villa Kujoyama à Kyoto puis dans une île) et librement inspirée du roman de Sôseki, Oreiller d’herbes.
Comme le peintre de cet ouvrage, dont elle fait un personnage-clé de son album, Meurisse a décidé de s’éloigner du monde pour se renouveler. Tous deux sont en quête, lui de l’impassibilité nécessaire à la peinture (et qui dans l’immédiat ne lui permet que d’écrire des haïkus), elle de beauté esthétique, la seule à même de tenir à distance les traumatismes inhérents à la condition humaine, ce qui est particulièrement vrai pour cette autrice qui a échappé de peu aux attentats de Charlie Hebdo (même si, comme elle le dit elle-même [1], elle ne veut pas faire de ce vécu tragique ni son fonds de commerce, ni le point focal de son existence auquel il faudrait tout ramener). À son insu néanmoins, il lui faut dessiner, peindre, pour ne rien perdre de la beauté du monde. Le Japon, dont on sait le rapport tout à fait singulier qu’il entretient avec la nature, était l’endroit tout désigné pour ce faire.
Comme le rapportent tous les observateurs, le Japon fait rapidement perdre tous leurs repères aux étrangers de passage. Il y a bien sûr l’obstacle de la langue (Lost in translation ?), mais aussi et peut-être surtout, les façons de vivre et d’envisager la vie. Catherine Meurisse en fait vite l’expérience quand elle découvre que le studio pour sa résidence d’auteur est tourné non pas vers la mer, mais sur une paroi montagneuse qui coupe tout horizon.
Avec son bagage réduit de quelques mots (ce qui nous vaut quelques scènes très drôles où elle les aligne tous en guise de réponse systématique), la rencontre de ce nouvel environnement ne sera pas simple. Heureusement, Tanuki est là ! Ce dernier est un yokai, un esprit, farceur en l’occurrence, qui oppose une ironie mordante aux questions existentielles que peut se poser Catherine Meurisse. Tanuki sera un très bon guide pour elle, lui faisant découvrir l’ambiguïté de la nature japonaise, muse d’un côté, danger absolu de l’autre. Catherine Meurisse s’est d’ailleurs elle-même retrouvée confrontée à un typhon lors de son second séjour (dans une île cette fois), d’où les véritables murailles de béton construites pour s’en protéger.
On retrouve dans ce bel album ce qui nous plaît tant chez Meurisse. En premier lieu, ce mélange de caricatures et de dessins soignés, ce qui nous vaut de splendides planches, inspirées des estampes japonaises.
Les références aux maîtres d’hier ou d’aujourd’hui, écrivains, dessinateurs, cinéastes, sont elles aussi toujours bien présentes, que ces maîtres soient européens (Millais et son célèbre tableau, Ophélie...) ou japonais bien sûr, comme Takahata, Miyazaki, Hokusai. Dans la foulée de ceux-ci, mais avec les moyens propres à la BD et à la caricature, Meurisse s’emploie à capter l’évanescence, la beauté fugace, le temps qui passe. Elle nous donne à réfléchir en décalant notre regard (et le sien).
Par exemple, au Japon, à la différence de l’obsession française (européenne même) de la protection du patrimoine, il n’est pas rare que l’on préfère reconstruire régulièrement un monument en bois, plutôt que de le rénover et le maintenir en état en utilisant du béton pour le faire résister au temps.
On sort apaisé de la lecture de cet album qui prend son temps, celui de la contemplation, sans pour autant verser dans un optimisme béat et naïf. L’humour constant, la caricature et le décalage de manière plus générale, offrent un contrepoint permanent à cette quête de beauté et de nature [2], à la fois profonde et légère donc, marque de fabrique de Catherine Meurisse en somme.
(par Philippe LEBAS)
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La jeune femme et la mer - Par Catherine Meurisse - Dargaud
[1] Visionnez le bel échange entre C. Meurisse et François Busnel, lors de l’émission La Grande Librairie du 27 octobre 2021, en replay sur le site de La 5.
[2] Catherine Meurisse, dans l’entretien cité dans la note précédente, s’excuse d’utiliser ce mot de nature en citant Philippe Descola. Comme l’a montré ce fameux anthropologue, ce mot, pas vraiment traduisible dans la plupart des langues, dont le japonais, reflète surtout l’idée occidentale d’une sorte de cadre "naturel" sur lequel s’inscrirait l’action humaine, un décor en somme, approprié à sa guise par les Humains pour en faire ce qu’ils veulent, pour le meilleur et le pire. Sur toutes ces questions, en dehors des travaux de Descola, lire les adaptations en BD qu’en a faites l’excellent Alessandro Pignocchi.
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