1939, Abdesslem a dix-sept ans, jeune berger curieux des contreforts de l’Atlas, il ne souhaite que de voir un camion. Sept décennies plus tard, sa mémoire est son dernier refuge, celui qui l’aide à surmonter la misère loin des siens.
Il se remémore avec nostalgie et sans amertume sa fierté d’avoir porté l’uniforme et tous ses amis disparus mais toujours présents dans l’ombre. Il a accompli son devoir dans cette sombre période de l’histoire, un temps douloureux mais peut-être également béni.
La curiosité et l’impatience de la jeunesse, gagnées par un mélange de peur et d’entrain, le font frémir quand résonne l’appel aux armes. Dans ce récit à la première personne, on parcourt un monde qui lui était inconnu, traversant les champs de bataille et les camps, en lutte contre la souffrance et la mort.
Avec la dignité d’un vieux roi, Abdesslem nous conte sa vie d’engagé involontaire dans le 4e RTM. Dans une atmosphère propice aux confidences, en toute confiance, il préside paisiblement la veillée au coin du feu. La narration pleine de pudeur et de retenue est une invite. On se laisse emporter par ce récit puissant et hallucinant, loin du pathos télévisuel des commémorations sans mémoire.
Alain Bujak a rencontré Abdesslem en 2008 lors de la réalisation d’un reportage photographique sur la vie quotidienne à “Bellevue”, une de ces nombreuses cités-dortoirs aux noms réjouissants. C’est là qu’il a croisé ce vieil homme humble qui dormait dans une chambre de 7 m² dans la résidence sociale Adoma.
L’ancien "Indigène" lui a livré ses souvenirs et l’écriture les restitue comme une vive incartade au présent. Ce regard lucide et précis est une évocation digne d’un pâtre venu défendre la patrie de ses ancêtres les Gaulois et qui ne reçut, comme tant d’autres, que des pierres en récompense et que certains, encore aujourd’hui, vilipendent.
La narration ne surjoue pas l’héroïsme et le pathétique. Elle prend son temps pour distiller ses anecdotes. Un rythme porté par les nuances du crayon pastel du dessinateur qui n’élude rien des moments tragiques. La douceur du trait de Piero Macola n’enlève rien à la force des images invoquées par le récit. L’atmosphère globale de l’album en fait un hommage poignant, conjuguant à la vie tourmentée et éprouvante d’une génération décimée et marquée par les blessures de l’histoire, cicatrices indélébiles, la chance d’un espoir omniprésent.
L’air de son pays manque à Abdesslem et c’est avec chaleur qu’on le voit, dans un cahier photo de trente pages, épilogue du récit, fouler ses terres. Le souvenir de ses guerres et des camarades disparus, donnant leurs vies pour une nation qui a tant de mal à les reconnaître, reste à ses côtés jusqu’à la fin de ses jours, sauvegarde nécessaire à l’oubli.
En lisant cet album, on pense forcément à La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert et on admet volontiers que Bujak et Macola sont de dignes successeurs.
(par Vincent GAUTHIER)
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À voir, la série de portraits réalisés par Alain Bujak intitulée La Mémoire plutôt que l’oubli.