En clair, le fin du fin de la « nouvelle BD française » (Gotlib et Alexis publient dans Fluide Glacial, Brétécher dans Le Nouvel Oservateur, Bilal dans Pilote et Métal Hurlant) allié à des auteurs classiques qui viennent s’encanailler dans la bande dessinée adulte.
C’est un acte éditorial inouï : un hebdomadaire pour adultes encarté dans un magazine pour enfants, le monde à l’envers ! Cette apparition scelle une date-clé dans l’histoire de la bande dessinée francophone : 1977. Un véritable tournant. La BD belge est à son zénith. Ses grands héros : Tintin, Gaston, Blake et Mortimer, Les Schtroumpfs, Lucky Luke, Boule & Bill… sont des best-sellers aux scores pharamineux qui envahissent les librairies de toute l’Europe. Seul Astérix semble résister à ce leadership.
Un bouleversement symbolique
Le 9ème art même triomphe : Le Festival de la bande dessinée d’Angoulême vient d’ouvrir ses portes il y a deux ans. On en parle de plus en plus à la télévision, notamment grâce à l’incroyable succès d’Astérix. Le Fandom bat son plein, les expositions se multiplient. La BD francophone parle aux Américains d’égale à égale. Les baby-boomers sollicitent la bande dessinée, ont envie de vieillir avec elle. Charlie Mensuel (1969), L’Écho des Savanes (1972), Fluide Glacial et Métal Hurlant (1975) ont donné de la consistance à ce mouvement. La BD pour adulte devient enfin un marché véritable. Les Humanoïdes Associés alignent leurs premiers best-sellers. Glénat fait une percée dans la grande distribution avec ses bandes dessinées au charme certain. L’année suivante, en 1978, Casterman avec (A Suivre) portera sur les fonds baptismaux une bande dessinée plus « littéraire », à bien des égards précurseur des romans graphiques. On les qualifie de « Gallimard de la BD », deux décennies avant que Gallimard… La portée symbolique de ce mouvement qui frappe l’imagination des créateurs belges ? Elle représente l’avènement de la bande dessinée d’auteur.
Si certains auteurs belges regardent cette évolution avec un peu d’inquiétude, leurs opérateurs industriels, en revanche, restent confiants dans leur modèle : les albums de 48 pages couleurs , le standard qu’ils ont imposé, Gaston, Les Schtroumpfs, Tintin, Blake et Mortimer, Buck Danny, etc. tutoient les millions d’exemplaires vendus et trustent les listes des meilleures ventes. Des films d’animation sortent en salle qui font des scores inouïs. La télévision va bientôt prendre le relais démultipliant encore davantage leur succès. La BD classique n’a rien à craindre de ces nouveaux venus. Pensent-ils.
Car en réalité, ceux qui vont faire bouger les lignes, ce sont les auteurs eux-mêmes. L’équipée de Pilote qui n’est rien d’autre qu’une révolte d’auteurs n’avait pas servi de leçon aux éditeurs belges : Morris, Charlier, Jijé, Hubinon,…, talents considérables, avaient rejoint Uderzo et Goscinny. Le succès d’Astérix changea la donne : d’ousider, Dargaud, chef de file des « Français », était devenu une menace. Désormais, tous les auteurs belges ont les yeux tournés vers Paris.
Le Trombone est le symbole de ce tournant. Charles Dupuis n’y croit pas, mais Franquin le veut, et on ne refuse plus rien depuis longtemps à Franquin. Anarchique, libertaire, irrationnel, ce journal est comme une verrue dans l’activité de l’éditeur carolorégien : ce que les auteurs y produisent ne pourra jamais paraître en albums, du moins sous la forme dominante de l’époque. Franquin leur démontra le contraire avec des Idées noires, son dernier éclat de génie né dans le supplément illustré « clandestin » de Dupuis. L’aventure s’arrête en octobre de la même année après 30 numéros. Dupuis siffle la fin de la récré, ce supplément coûteux n’ayant pas fait remonter les ventes.
Naissance d’un classicisme
La même année 1977, Floc’h et Rivière publiaient chez Dargaud « Le Rendez-Vous de Sevenoaks » dont l’introduction qui paraît dans Pilote sonne comme un manifeste : « On le verra, la lecture achevée, le rideau retombé, notre projet veut faire perdre à la vision enfantine un peu de son innocence, il aimerait aussi nouer entre la bande dessinée et d’autres genres des rapports malicieux par le biais des références. En somme, ce que nous revendiquons, c’est le droit à faire sortir ce genre que nous aimons tant de sa routine, de certaines de ses habitudes un peu mièvres... » « faire perdre à la vision enfantine un peu de son innocence », tel était aussi le projet du Trombone. En 1977 encore, Har Brok, Ernst Pommerel et un certain Joost Swarte sacralisent la Ligne Claire dans une exposition à Rotterdam.
Swarte, qui dessine à ce moment-là les premières pages de L’Art moderne note dans une de ses planches (celle à la palette), sur un journal jeté dans le caniveau, cette information si petite qu’il faut une loupe pour la lire et qui marque cette fois l’année 1977 d’une pierre noire : « Goscinny est mort. »
Un mois après Le Trombone…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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