Voici quelques semaines, tous les éditeurs de mangas en France qui travaillent avec Viz Media, cette filiale de Shueisha, Shogakukan et Shopro gérant ses plus grosses licences japonaises de manga, notamment Naruto, One Piece et Dragon Ball, ont été avertis que désormais, les nouveaux best-sellers de la maison Shueisha seraient réservés au seul label Kazé, une filiale 100% de cette agence, rachetée en 2009 dont le fondateur Cédric Littardi vient d’être débarqué de son fauteuil de directeur général au profit d’un Japonais, Hyoe Narita, ex-rédacteur en chef de du magazine Big Comic Spirits, également vice-président exécutif de Viz Media.
Entendons-nous bien : les grosses séries de Viz Media restent chez les partenaires historiques, et cette mesure ne concerne pour l’instant pas les titres de Shueisha déjà sous contrat tels que Naruto, Death Note chez Kana, One Piece, Bleach et Dragon Ball chez Glénat, Nana chez Delcourt, etc.
Mais dès qu’il s’agit d’une nouveauté un peu saillante ou d’un spin-of d’une série principale, hop !, cela pourrait bien passer chez Kazé dont le volume de nouveautés devrait sensiblement augmenter dans les prochains mois.
"C’est le bordel !"
Le plus interloqué par cette décision est Dominique Véret, un pionnier historique de l’introduction du manga en France dont il a contribué à montrer, chez Tonkam d’abord et chez Akata ensuite, toute l’étendue de sa richesse.
Il pense que Viz Media fait une erreur stratégique majeure : " Je ne suis pas en colère, je n’ai plus l’âge pour cela, nous dit-il. Je pense que c’est le bordel, l’édition en ce moment. Professionnellement, les éditeurs font de plus en plus mal leur métier. Au lieu de prendre de la coke, ils prennent de l’ivresse de marché. On ne reste plus à sa place, on ne tient plus son rang."
Lui qui, il y a vingt ans, s’est battu comme un chien pour faire lever les préventions des librairies et du public contre les bandes dessinées japonaises s’est fait expliquer par ces nouveaux messieurs en gris qu’il devait s’adapter, qu’il était peut-être un peu dépassé... Cela l’a fait sortir de ses gonds : "Quand on voit arriver l’éditeur N°1 en volume des bandes dessinées dans le monde qui s’installe en France pour vendre des droits, puis qui rachète un éditeur français [Kazé], puis qui, enfin, annonce que sa production passe en exclusivité dans sa filiale alors que ses licences font 30% du chiffre d’éditeurs comme Glénat ou Kana, on peut avoir une pensée émue pour ses collègues et se dire que ce n’est pas bien."
Et de pointer le mercantilisme qui est derrière cette manœuvre qui fait fi des éditeurs qui, comme lui, œuvrent depuis 20 ans avec la naïveté qui ne doit pas quitter les gens qui travaillent dans le domaine de la culture : "Nous sommes quand même des semeurs d’espoir quelque part, que ce soit dans l’édition ou dans le cinéma. J’avais choisi de faire connaître la culture Pop japonaise : c’était un excellent média à un moment où le monde change et bouge. Nous effectuons un travail éducatif : le monde asiatique est très important pour nous aujourd’hui, pour le futur de nos enfants : nous utilisons ce média pour les habituer à dialoguer avec lui."
Une nouvelle donne
Jusqu’à présent, les règles étaient claires : les éditeurs français achetaient les licences et les exploitaient en fonction de leurs talents respectifs. Mais cette exploitation, en France, était bien plus large que dans les autres marchés mondiaux et même européens : "Les éditeurs français préservent la diversité de la création japonaise en ne concentrant pas leurs achats que sur le shonen et le shojo : la France est le pays qui a le plus valorisé le seinen et le manga d’auteur dans le monde, contrairement à la Corée, la Chine ou la Thaïlande qui ne font que des achats standards de shonen et de shojo. La partie seinen -qui est un manga plus adulte, plus politique où réside le discours de contestation sociale- a été très valorisée par la France car c’est un pays qui, comme le Japon, est une société démocratique et industrialisée capable d’entendre ce genre de discours. Le pays qui a le plus valorisé l’éventail culturel et artistique du manga et qui l’a rendu prescripteur dans le monde, c’est vraiment la France !"
Avec le rachat de Kazé en août 2009, on peut presque dire que les choses étaient écrites. Pourtant, ce n’est que ces derniers jours que la chose s’est officialisée à l’approche du prochain Japan Expo : " Nous avons été tous avertis que désormais Shueisha vendrait tous ses best-sellers à Kazé, témoigne Dominique Véret, et que Kazé avait comme objectif de sortir 25 titres par an, c’est à dire d’augmenter ses parts de marché. Après, on s’est échangé des coups de téléphone entre nous..."
"Cela a un côté Pearl Harbor !"
Il est vrai que les titres Viz Media pèsent 30 à 40% sinon davantage dans le chiffre d’affaires des plus gros opérateurs de mangas hexagonaux : Kana, Glénat, Delcourt...
Est-ce une erreur de la part de Shueisha ? "C’est une erreur de considérer que la culture est seulement une industrie. Quand on regarde les USA avec les choix éditoriaux qu’ils font depuis 10 ans, en utilisant Hollywood comme une machine de propagande, c’est une erreur pour la paix à l’intérieur des États-Unis et pour le futur de l’image du pays. Les Japonais sont en train de suivre le même chemin. Or, ils ne faut pas blesser les Français, c’est un pays qui fonctionne avec le cœur. On a beaucoup travaillé à la reconnaissance de leur culture. S’installer comme cela, c’est vulgaire. Cela a un côté Pearl Harbor !, rappelons que cela n’a pas été une opération très judicieuse pour les Japonais..."
Selon notre gourou français du manga, il est possible que les Japonais n’ont pas analysé ce qui a véritablement fondé le phénomène manga en France : "Notre génération est beaucoup allé vers l’Asie pour y trouver des éléments culturo-spirituels car nous étions allés trop loin dans le matérialisme. On sort du cercle quand on n’y voit plus clair, on sature à l’intérieur. Quand on ne sait pas où on en est, en français, on dit que l’on est "désorientés". Et quand on est extrêmement désorientés, l’Extrême-Orient réoriente. La culture française et la culture japonaise sont comme pile et face, parce que l’un et l’autre sont des excès : excès de culture de groupe d’un côté, excès d’individualisme de l’autre. Il est important que cela se rencontre : nous sommes dans la magie de l’histoire. Mais l’une ne peut pas se substituer à l’autre. Il y a des règles à respecter. La génération des Gaulois issus des Français de souche mêlée aux différentes sources d’immigration a trouvé dans la culture japonaise une source spirituelle qui ne véhicule pas du prosélytisme fanatique. Elle les a aidé à construire une nouvelle identité culturelle collective. Nous avons été leurs porteurs de lumière. En s’installant ici, Shuesha ne réalise pas que la nouvelle génération n’en est plus au fantasme de l’Asie inconnue."
Plus prosaïquement, les gros éditeurs en place comme Kana ou Glénat voient arriver ce "fait de marché" avec pragmatisme : "C’est la maîtrise du public qui est le point important" nous dit-on chez Glénat. Et de pointer que cela fait un bon bout de temps que les "hits" se font attendre dans le shonen au Japon. Que les best-sellers français ne sont pas non plus forcément ceux de l’archipel : Shaman King a été un succès en France et un four au Japon ; Jirô Taniguchi a été révélé en France avant d’être considéré au Japon. Qu’enfin, l’impossibilité pour les éditeurs français, implantés depuis longtemps sur le marché, de développer globalement la licence risque d’affaiblir sa pénétration.
En clair, que les éditeurs français et japonais sont plutôt complémentaires dans la défense et le développement de la culture manga... Ils craignent que se reproduisent ici le combat stérile entre Kodansha (qui a choisi de privilégier en France l’éditeur Pika) et Shueisha qui a abouti à un affaiblissement irrémédiable du marché du manga outre-atlantique.
Dominique Véret y voit surtout un manque de vision : "Nos enfants sont en relation tous les jours avec Internet. À Japan Expo, il y a de plus en plus de jeunes Japonais qui viennent passer trois jours pour voir leurs correspondants français. Ces jeunes-là, ce seront les prochains mangakas, les prochains éditeurs ! Les responsables d’édition actuels, en France comme au Japon, sont au minimum des quinquagénaires, parfois même des septuagénaires ! Or, nous travaillons pour des moins de vingt ans, pour les gens de l’avenir, cela donne des responsabilités. Ces grands éditeurs qui sont des maisons du 19e et du 20e siècle doivent faire gaffe à ne pas brutaliser l’avenir !"
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Du 5 au 8 juillet 2012
Parc des expositions de Paris-Nord Villepinte. Station Parc des Expositions RER B.
En médaillon : Dominique Véret — Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
Participez à la discussion