Lorsque les premiers clubs de bande dessinée se constituent en France, au début des années 1960, c’est surtout la bande dessinée américaine que ses fans ont en ligne de mire. Leurs membres ont en mémoire les magnifiques comic strips d’Harold Foster, d’Alex Raymond, ou de Burne Hogarth qu’ils avaient découverts dans les grands journaux d’avant-guerre : Mickey, Robinson, Hop-Là... et les plus jeunes d’entre eux (notamment un certain Jean-Pierre Dionnet) se rendent compte de la richesse des comic-books contemporains (qui paradoxalement aboutissent quasi simultanément en France à travers leur succédané artistique : le Pop-Art...) alors même que sa diffusion dans l’hexagone est entravée par la Commission de censure de la Loi de 1949.
Dans les années 1970, ces barrières s’effacent progressivement pour créer, grâce aux éditions Lug à Lyon, une "génération Strange" qui place définitivement Marvel sur le pavois.
Parallèlement, le travail de l’éditeur Fershid Barucha qui travaille depuis des années, soit seul, soit au travers d’opérateurs comme Glénat, pour mettre les grands auteurs de comics en librairie, trouve un relais auprès de jeunes éditeurs comme par exemple Doug Headline (avec le label Zenda) ou Guy Delcourt qui popularisent des auteurs comme Alan Moore ou Frank Miller sur le marché francophone.
La fin des années 1990 se signale par un léger déclin du comic book en France, juste avant l’arrivée sur le marché du label Panini Comics qui prolonge le travail de Strange et des éditions Lug/Semic en kiosque, mais qui surtout change la nature du marché en maintenant le comic book en librairie, ce qui a pour effet de lui constituer un patrimoine disponible en permanence sous la main des nouveaux lecteurs intéressés par ces univers. Une culture du comic book est en train de se construire...
Quand arrive la déferlante des films de super-héros et des séries TV tirées des comics au début des années 2000, le public francophone a les bases suffisantes pour en appréhender la sophistication, presque au même niveau que le lecteur de comic book US moyen. La génération Star Wars peut se constituer sa bibliothèque grâce au label Delcourt US cornaqué par Thierry Mornet, précédemment éditeur de Semic. Elle sera bientôt relayée par la génération Walking Dead. Les comics, jusqu’ici invisibles en librairie, seulement réservés aux aficionados, gagnent des facings dans les FNAC, au même titre que les mangas, et sans doute aussi grâce à eux.
La Continuity des comic books s’est désormais installée dans les salles de cinéma, entraînant un mouvement culturel de grande ampleur. On commence à s’intéresser de plus en plus aux créateurs de ces grands mythes modernes. Les festivals français invitent très tôt les grands auteurs américains de comics : Will Eisner, Harvey Kurtzman, Burne Hogarth, Chris Claremont et d’autres font le voyage d’Angoulême. Des salons dédiés, les Comic Con, font leur apparition dans le milieu des années 2000, dans le sillage des mangas. Des expositions, comme De Superman au Chat du rabbin en 2007, contribuent à donner aux comics une valeur culturelle accrue.
"BD, Comics, Mangas… : Les lignes bougent…" écrivions-nous en juillet 2011 au moment où Dargaud lance le label Urban Comics. À l’époque, les observateurs ne donnent pas cher de ce nouveau label qui fait alliance avec DC Comics (une division de Warner). Mais l’Inprint de Dargaud réussit son pari grâce à une publication volontariste d’ouvrages très bien édités et exploités régulièrement en librairie, alors que, de son côté, le management des éditions Panini, en particulier dans sa communication, s’avère nettement plus fantasque. Peut-être le rachat de Marvel par Disney jette-t-il aussi un flou sur l’avenir de la marque aux figurines... Toujours est-il que Urban Comics est devenu l’un des acteurs majeurs du comics en France et que sa progression depuis deux ans est patente.
À cela s’ajoute un déploiement culturel. Des ouvrages d’une incroyable sophistication apparaissent sur le marché. Nous en citerons deux, qui nous semblent les plus réussis publiés ces derniers mois : Des Comics et des artistes - Portraits par Christopher Irving et Seth Kushner (Ed. Muttpop), publié l’année dernière, et surtout le premier volume de Jack Kirby, le super-héros de la bande dessinée par Jean Depelley (Neofelis) paru en janvier 2014.
Des comics et des artistes est un petit joyau. Avec à chaque fois en frontispice un magnifique portrait photographique de l’artiste, l’ouvrage nous fait connaître les grandes figures du comic book, dont certaines nous sont peu connues. Si nous sommes habitués de lire des choses sur Will Eisner, Jack Kirby, Stan Lee, Neal Adams, Frank Miller voire Joe Quesada, il est moins courant d’en apprendre sur Joe Simon (le scénariste de Captain America), Jerry Robinson (le créateur de Robin, le comparse de Batman, et du Joker), Joe Kubert, Jules Feiffer, Gene Colan, Dennis O’Neil, l’éditeur Paul Levitz, Walt Simonson, Larry Hama,... mais aussi des auteurs plus "modernes" comme Peter Bagge, Scott McCloud, Jim Lee, Grant Morrison, Neil Gaiman, Alex Ross, Brian Michael Bendis, Chris Ware, Paul Pope, Brian Azzarello, Jessica Abel, Dash Shaw et bien d’autres. Un formidable instantané de la culture du comics d’hier et d’aujourd’hui, illustré avec soin et truffé d’informations inédites. On notera que cet ouvrage a pu exister grâce au financement participatif. C’est en effet la plateforme de crowdfunding Ulule qui a permis à ce volume magnifique d’arriver en librairie. Merci, les fans !
La biographie de Jean Depelley à propos de Jack Kirby est sans aucun doute la plus fouillée à ce jour, même par rapport aux ouvrages du même genre publiés aux États-Unis. Journaliste et éditeur, Depelley contribue depuis des années au Jack Kirby Collector et est probablement un des spécialistes de Kirby les plus pointus au monde. Cela se voit dans ce fort volume rempli jusqu’à la gueule d’illustrations qui constitue la biographie la plus complète à ce jour du dessinateur et co-créateur de X-Men, Hulk, Thor, Iron Man, des 4 fantastiques, du Captain America et de combien d’autres. C’est un maître-ouvrage qui recouvre les premières années de création du jeune Kirby (1917-1965), celles qui le voient, justement, jeter les fondations de sa légende. Incontournable.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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