C’est le problème des fantaisistes que de ne pas être pris au sérieux. Pourtant, le parcours de Nikita Mandryka (né à Bizerte, en Tunisie, en 1940) est exemplaire d’un artiste qui a su parfaitement épouser l’évolution de la bande dessinée de son temps.
Son Concombre produit ses premières pousses dans Vaillant (qui ne s’appelle pas encore Pif Gadget) le 1er avril 1965 : « Aux temps anciens, les concombres étaient les seigneurs de la terre, dit la première case, Décimés par les Conquistadors, asservie par les épiciers, l’espèce a disparu. Un seul concombre a survécu au massacre. Traqué par toutes les polices du monde, le dernier des concombres nargue encore le monde stupéfait… »
D’entrée l’univers est loufoque et la créativité langagière mise en évidence. Mandryka, c’est une sorte de Trondheim d’avant l’invention de Trondheim. Si le trait de Lewis est une sorte de ligne claire, celui de Mandryka est issu de la modernité de son temps, celle qui était née dans Mad Magazine aux États-Unis (1952) et dont Pilote en France (1959) était le surgeon, consacrant la rencontre entre la bande dessinée, jusqu’ici en Europe essentiellement dédiée à la jeunesse, et la métaphysique, une préoccupation d’adulte. Des expériences de cet ordre avaient déjà eu lieu dans Bizarre (littérature illettrée, 1953) puis dans Hara Kiri avec Fred et Gébé (1960). Elles aboutirent à Jean-Claude Forest et sa Barbarella (1964), mais aussi à une autre bande dessinée moins connue du même auteur, Copyright, paraissant dans Vaillant (1952), dont l’influence sur le jeune Mandryka est profonde.
L’hebdomadaire pour la jeunesse du PCF est celui qui s’ouvrira le plus volontiers aux "franc-tireurs" de l’humour. Songez que Gotlib y a fait ses débuts. Mais le cucurbitacée de Nikita désoriente quelque peu le lecteur de Vaillant, lequel est plus à l’aise avec les blagues potaches de Pif et Hercule. La bande passe alors dans Pilote (en 1967), le journal de Goscinny ayant prouvé que, de Reiser à Cabu et Brétécher, de Touys & Frydman à Colman Cohen, il était le seul vrai creuset de la nouvelle BD d’alors.
Ce goût pour l’innovation a cependant ses limites. En 1972, Mandryka propose à Goscinny une histoire où l’on voit son héros regarder pousser des rochers dans un jardin Zen. Le titre ? « Histoire sans titre », justement. Goscinny ne comprend pas. Peut-être même soupçonne-t-il qu’on se fout de lui. Il refuse de publier ces planches.
Mandryka se lance alors « en indépendant » et crée L’Écho des Savanes avec Brétécher et Gotlib (1972). Aussitôt, les Italiens de Lucca l’honorent d’un prix Yellow Kid. Pendant deux ans, ce trimestriel réunira les travaux de ces trois complices, explorant des sujets que la BD n’avait jamais abordé avec tant de franchise jusque là : la sexualité, la psychanalyse, le propos surréaliste… Au bout d’un moment, Brétécher rejoint Le Nouvel Observateur, Gotlib crée Fluide Glacial avec son beau-frère Jacques Diament et L’Écho passe mensuel, s’ouvrant à une nouvelle génération de dessinateurs : René Pétillon, Vuillemin, Martin Veyron, Yves Got, Tardi, Francis Masse… On y trouve aussi Dionnet, Moebius et Druillet, juste avant que la magie SF ne les transforme en Humanoïdes Associés. La fine fleur de l’Underground américain et du comic book y fait un tour : Harvey Kurtzman, Robert Crumb, Gilbert Shelton, Dennis Kitchen, Wallace Wood, Bernie Wrightson… Mandryka reste à la barre sept ans durant.
"La pensée inique" selon Mandryka : Partir de rien, pour arriver nulle part, en étant revenu de tout
En 1981, son Écho se perd dans les méandres du charme et du bas commerce et Mandryka rejoint Charlie Mensuel, racheté par Dargaud. Deux ans plus tard, le mensuel s’arrête et le passage de Mandryka dans un Pilote orphelin de Goscinny aboutit aussi à un échec. La principale raison est que la presse en kiosque entrait alors dans la en crise. L’album supplantait le magazine en terme de source de revenus pour les auteurs comme pour les éditeurs. L’économie de la BD changeait de pratique et surtout d’âme : de collective, la création, à de rares exceptions près, était devenue individualiste. On s’enfermait dans le dogme de la sacro-sainte série mono-produit. Le travail subversif de Mandryka, toujours en développement, comme celui d’un Fred, n’était plus vraiment adapté à ce violent formatage du marketing. L’Académie des Grands Prix d’Angoulême l’honore néanmoins d’un Grand Prix en 1994, seul îlot de résistance dans une logique qui, contrairement à ce que prétendent certains n’est pas datée des années 1990, mais des années 1960.
Mandryka s’appliqua, mais sans acharnement, à continuer à cultiver le Concombre : quatre albums et un hors-série chez Dupuis jusqu’en 1992, des campagnes publicitaires qui lui valent un prix à Angoulême et un détour par le Web, dès 2000, l’occupent le temps d’un retour chez Dargaud en 2006 puis, cette année, en septembre 2009, avec le premier tome du Monde fascinant des problèmes.
C’est qu’entre-temps, la notion d’auteur a été réhabilitée dans le petit monde de la BD. Mandryka et son concombre traqué, toujours affublé de son loup noir, peuvent revenir nous conter leurs fables absurdes. Et nous de chanter en chœur : « Oh, Mamy ! Oh, Mamy, Mamy Blue !… », la rengaine running-gag du Pilote des années d’or.
Voir en ligne : LE SITE OFFICIEL DU CONCOMBRE MASQUE
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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