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Le retour toujours fascinant du Concombre masqué

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 20 septembre 2009                      Lien  
« Le Concombre masqué » est une création de Nikita Mandryka qui peut paraître marginale si on mesure son succès à celui de certains de ses contemporains. Mandryka traverse pourtant une bonne partie de l’histoire de la bande dessinée de l’après-guerre dans ses phases les plus importantes, confirmant s’il était nécessaire son rôle essentiel consacré par le Grand Prix d’Angoulême en 1995.
Le retour toujours fascinant du Concombre masqué
Le Monde fascinant des problèmes, le nouveau Concombre masqué
Ed. Dargaud

C’est le problème des fantaisistes que de ne pas être pris au sérieux. Pourtant, le parcours de Nikita Mandryka (né à Bizerte, en Tunisie, en 1940) est exemplaire d’un artiste qui a su parfaitement épouser l’évolution de la bande dessinée de son temps.

Son Concombre produit ses premières pousses dans Vaillant (qui ne s’appelle pas encore Pif Gadget) le 1er avril 1965 : « Aux temps anciens, les concombres étaient les seigneurs de la terre, dit la première case, Décimés par les Conquistadors, asservie par les épiciers, l’espèce a disparu. Un seul concombre a survécu au massacre. Traqué par toutes les polices du monde, le dernier des concombres nargue encore le monde stupéfait… »

D’entrée l’univers est loufoque et la créativité langagière mise en évidence. Mandryka, c’est une sorte de Trondheim d’avant l’invention de Trondheim. Si le trait de Lewis est une sorte de ligne claire, celui de Mandryka est issu de la modernité de son temps, celle qui était née dans Mad Magazine aux États-Unis (1952) et dont Pilote en France (1959) était le surgeon, consacrant la rencontre entre la bande dessinée, jusqu’ici en Europe essentiellement dédiée à la jeunesse, et la métaphysique, une préoccupation d’adulte. Des expériences de cet ordre avaient déjà eu lieu dans Bizarre (littérature illettrée, 1953) puis dans Hara Kiri avec Fred et Gébé (1960). Elles aboutirent à Jean-Claude Forest et sa Barbarella (1964), mais aussi à une autre bande dessinée moins connue du même auteur, Copyright, paraissant dans Vaillant (1952), dont l’influence sur le jeune Mandryka est profonde.

1965 : La première apparition du Concombre masqué dans Vaillant.
(c) Mandryka

L’hebdomadaire pour la jeunesse du PCF est celui qui s’ouvrira le plus volontiers aux "franc-tireurs" de l’humour. Songez que Gotlib y a fait ses débuts. Mais le cucurbitacée de Nikita désoriente quelque peu le lecteur de Vaillant, lequel est plus à l’aise avec les blagues potaches de Pif et Hercule. La bande passe alors dans Pilote (en 1967), le journal de Goscinny ayant prouvé que, de Reiser à Cabu et Brétécher, de Touys & Frydman à Colman Cohen, il était le seul vrai creuset de la nouvelle BD d’alors.

Ce goût pour l’innovation a cependant ses limites. En 1972, Mandryka propose à Goscinny une histoire où l’on voit son héros regarder pousser des rochers dans un jardin Zen. Le titre ? « Histoire sans titre  », justement. Goscinny ne comprend pas. Peut-être même soupçonne-t-il qu’on se fout de lui. Il refuse de publier ces planches.

Nikita Mandryka
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Mandryka se lance alors « en indépendant » et crée L’Écho des Savanes avec Brétécher et Gotlib (1972). Aussitôt, les Italiens de Lucca l’honorent d’un prix Yellow Kid. Pendant deux ans, ce trimestriel réunira les travaux de ces trois complices, explorant des sujets que la BD n’avait jamais abordé avec tant de franchise jusque là : la sexualité, la psychanalyse, le propos surréaliste… Au bout d’un moment, Brétécher rejoint Le Nouvel Observateur, Gotlib crée Fluide Glacial avec son beau-frère Jacques Diament et L’Écho passe mensuel, s’ouvrant à une nouvelle génération de dessinateurs : René Pétillon, Vuillemin, Martin Veyron, Yves Got, Tardi, Francis Masse… On y trouve aussi Dionnet, Moebius et Druillet, juste avant que la magie SF ne les transforme en Humanoïdes Associés. La fine fleur de l’Underground américain et du comic book y fait un tour : Harvey Kurtzman, Robert Crumb, Gilbert Shelton, Dennis Kitchen, Wallace Wood, Bernie Wrightson… Mandryka reste à la barre sept ans durant.

"La pensée inique" selon Mandryka : Partir de rien, pour arriver nulle part, en étant revenu de tout

L’Intégrale du Concombre dans Pilote
Ed. Dargaud

En 1981, son Écho se perd dans les méandres du charme et du bas commerce et Mandryka rejoint Charlie Mensuel, racheté par Dargaud. Deux ans plus tard, le mensuel s’arrête et le passage de Mandryka dans un Pilote orphelin de Goscinny aboutit aussi à un échec. La principale raison est que la presse en kiosque entrait alors dans la en crise. L’album supplantait le magazine en terme de source de revenus pour les auteurs comme pour les éditeurs. L’économie de la BD changeait de pratique et surtout d’âme : de collective, la création, à de rares exceptions près, était devenue individualiste. On s’enfermait dans le dogme de la sacro-sainte série mono-produit. Le travail subversif de Mandryka, toujours en développement, comme celui d’un Fred, n’était plus vraiment adapté à ce violent formatage du marketing. L’Académie des Grands Prix d’Angoulême l’honore néanmoins d’un Grand Prix en 1994, seul îlot de résistance dans une logique qui, contrairement à ce que prétendent certains n’est pas datée des années 1990, mais des années 1960.

Mandryka s’appliqua, mais sans acharnement, à continuer à cultiver le Concombre : quatre albums et un hors-série chez Dupuis jusqu’en 1992, des campagnes publicitaires qui lui valent un prix à Angoulême et un détour par le Web, dès 2000, l’occupent le temps d’un retour chez Dargaud en 2006 puis, cette année, en septembre 2009, avec le premier tome du Monde fascinant des problèmes.

C’est qu’entre-temps, la notion d’auteur a été réhabilitée dans le petit monde de la BD. Mandryka et son concombre traqué, toujours affublé de son loup noir, peuvent revenir nous conter leurs fables absurdes. Et nous de chanter en chœur : « Oh, Mamy ! Oh, Mamy, Mamy Blue !…  », la rengaine running-gag du Pilote des années d’or.

Voir en ligne : LE SITE OFFICIEL DU CONCOMBRE MASQUE

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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7 Messages :
  • Le retour toujours fascinant du Concombre masqué
    22 septembre 2009 00:46, par Alex

    J’ai parfois cette sensation, qu’y faut que je m’y mette : en tant qu’amateur et lecteur de ce site. Mais je ne peux laisser un forum vide au sujet de Mandryka.

    Mr Pasamonik a très bien résumé l’influence énorme qu’a encore à ce jour Nikita, lire par exemple le superbe "La Topographie du M" de Menu- un superbe voyage en absurdie. Charlie Schlingo admirait l’univers absurde de cet auteur. Et bien mieux encore, Mandryka est le premier à se rebeller et former un collectif de dessinateurs au sein d’un magazine.

    Vous oubliez Mr Pasamonik de citer "Bazooka" qui fichu un bazarre incroyable au sein de l’Écho de Mandryka, les contre-réactions de Solé et son "Plombier Maudit", les 1eres planches de Teulé en photocopie. Bref, un magazine très inégal mais dont la liberté et le culot n’a pas d’équivalent émotionnel et artistique- imaginez-vous, bande de chenapans ! découvrir les toutes premières planches de Vuillemin ?!

    Et on relie tout ca avec les aventures du Concombre que je lisais dans "Pif" gamin... Pour un amateur du genre Mr Mandryka est sans aucun doute une des personnalités les plus influentes de la bd.

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    • Répondu par Oncle Francois : Collectionneur expert de BD ! le 23 septembre 2009 à  13:16 :

      Cher Alex, je n’ai pas souvenance d’avoir lu La topographie du M de Menu. Pouvez vous m’indiquer où je pourrai consulter cette histoire ? Mille mercis d’avance.

      Concernant Nikita Mandryka, je voudrai simplement émettre l’idée que l’ambiance de son concombre masqué vient en quelque sorte en écho ou en prolongation de celle des Krazy Kat de George Herriman. Là-aussi,on découvrait un univers créé de bric et de broc, peuplé d’un policier, d’un chat maso et d’une cruelle souris (la fameuse Ignatz, je crois ??). L’absurde et une ambiance quasi-surréaliste baignaient cette superbe BD qui fut rééditée par chez nous par le Futuropolis de Monsieur Robial (en noir et blanc, hélas ; je crois bien que les couleurs d’époque étaient superbes !!).

      Mandryka devait s’amuser à créer des personnages bizarres ! Car aprés son célèbre concombre (et son souffre-douleur Choux-Rave !), il ne put s’empècher d’aller encore plus fort dans les premiers numéros de l’Echo, en créant le célèbre personnage de Bitoniot.

      Je suis heureux de cet énième revival, même si je redoute que cet album ne récolte pas le succès mérité.

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      • Répondu par Alex le 23 septembre 2009 à  21:13 :

        je n’ai pas souvenance d’avoir lu La topographie du M de Menu. Pouvez vous m’indiquer où je pourrai consulter cette histoire ?

        Les Requins Marteaux, ISBN 978-2-84961-038-1
        Je vous le recommande. C’est le Menu, joueur et fantaisiste inspiré. Pas toujours l’image qu’on a de son talent prodigieux.

        C’est un recueuil de planches parues dans SVM/Mac, cad une revue technique consacrée au Macintosh -ca semble un peu ardu d’emblée mais le fait est que cette revue est nantie d’un AD éclairé fan de bd : on y retrouve entre autres Menu, Sfarr, Trondheim...

        Menu est parti -comme d’hab’(?)- sur une tribune un peu aigrie sur son rapport face à l’ordinateur. Mais bien vite les choses virent... On entre littéralement dans la machine et on y assiste à des luttes de pouvoir, des révolutions.

        C’est très près du "Garage Hermétique". Très Moebusien dans l’inspiration, un exercice d’inspiration débridé. La préface de Menu vous éclairera mieux que je ne serais le faire.

        Et oui, beaucoup d’influence de Mandryka aussi. Je dois ajouter également que l’album est un très bel objet, quadri et dos toilé.

        Menu, en tant que créateur, revient très fort ces derniers temps : "La Topographie du M" et les merveilleux "Lock Groove". On parle de Mandryka -à raison- nous parlerons de Menu à juste titre aussi dans qq années pour déterminer son influence. Le relai continu de passer.

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        • Répondu par Oncle Francois : Lecteur aimable de bonnes BD ! le 25 septembre 2009 à  13:33 :

          Merci pour l’info, j’y jetterai un oeil à l’occasion.

          Je vous félicite pour votre rapport Mandryka-Moebius que je trouve très juste : il y a en effet de l’improvisation somnambulesque et du rêve éveillé dans les deux cas, mais cela de façon plus spontanée (et moins structurée)que dans les excellents Philémon de Fred.

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      • Répondu par Alex le 23 septembre 2009 à  21:47 :

        Et pour continuer... Vous avez tout à fait raison ! Je lis ici et là sur ce site que certaines bd ne sont plus modernes... Eh, réveillez-vous : la modernité a été inventée vers 1920 ! Herrimann, Winsor Mc Kay, Cliff Sterett... Essayez de dépasser ca mes amis... Et nous en étions aux balbutiements de la bd pourtant...

        L’absurde et une ambiance quasi-surréaliste baignaient cette superbe BD qui fut rééditée par chez nous par le Futuropolis de Monsieur Robial (en noir et blanc, hélas ; je crois bien que les couleurs d’époque étaient superbes !!).

        Exact, mais ne dénigrons pas Mr Robial qui fit un travail de titan sans aucun moyen. Aujourd’hui c’est Fantagraphics qui réédite la totalité des "Krazy Kat" sous des designs de couvertures très "zany" de Chris Ware. Les planches couleurs (pages du Dimanche) sont absolument merveilleuses. Mais malgré leur beauté elle ne représentent qu’une partie infime de l’oeuvre d’Herrimann.

        Mais tout à fait d’accord avec la comparaison à Mandryka. La bd adulte francaise des 70’s devait tout à l’Amérique. Je ne dis pas ca pour diminuer le travail de nos auteurs hexagonaux. Il fallut un "batard" polyglotte comme Cavanna pour amener ces chefs-d’oeuvre sous nos cieux, ou un éternel déraciné comme Giraud/Moebius pour faire découvrir à toute une génération le spectre infini des possibilités. Gotlib, Mandryka... tous sont tombés en admiration pour cette culture d’Outre-Atlantique. De nos jours le Manga interpelle nombre de créateurs. Ces échanges culturels me fascinent...

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        • Répondu par Oncle Francois : Lecteur aimable de bonnes BD ! le 25 septembre 2009 à  13:43 :

          "Aujourd’hui c’est Fantagraphics qui réédite la totalité des "Krazy Kat" sous des designs de couvertures très "zany" de Chris Ware. Les planches couleurs (pages du Dimanche) sont absolument merveilleuses. Mais malgré leur beauté elle ne représentent qu’une partie infime de l’oeuvre d’Herrimann."

          Merci pour l’info, il me semble effectivement avoir feuilletté ce magnifique gros livre chez un libraire du quartier latin. Dans la même collection, il y avait aussi le Popeye de Segar, et il y aussi des Terry and the pirates de Milton Caniff.

          Le choc vient évidemment de la confrontation d’un oeil de lecteur expérimenté avec ces planches couleurs qui semblent avoir été directement scannées à partir des journaux de l’époque (années trente en moyenne ! je n’etais même pas né !!). En effet, ces planches n’ont jamais été visibles par chez nous !! Il me semble que seul Mac Cay a bénéficié pour la couleur d’un traitement satisfaisant en France. Gros problème pour moi : mes derniers souvenirs d’apprentissage laborieux de l’anglais remontent à plus de quarante ans, mon vocabulaire se réduit désormais à "Hello I love you Good Bye !". Je plaisante, mais à peine....donc il me faut attendre l’apparition d’un editeur français intelligent. Mais y en a t’il ??

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          • Répondu par Alex le 25 septembre 2009 à  23:09 :

            Merci pour l’info, il me semble effectivement avoir feuilletté ce magnifique gros livre

            Ce n’est pas qu’un gros livre, ca va être genre 10 recueuils...et je n’en ai que 5 à ce jour. C’est bien entendu très dense comme lecture. Et du pur génie, pages après pages.

            Gros problème pour moi : mes derniers souvenirs d’apprentissage laborieux de l’anglais remontent à plus de quarante ans

            Allons, un peu de nerf ! Un jeune retraîté comme vous. 2 heures d’anglais par semaine ! Non mais, qui m’a fichu des zigottos pareils !

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