Car le roman graphique ne désigne pas uniquement une œuvre libérée de toute contrainte. Il s’agit aussi d’un outil marketing, qui permet à la bande dessinée de s’installer dans les librairies. Aux États-Unis, les trade paperback à couverture rigide dont nous avons parlés dans le premier volet de notre enquête sont vendus en librairie précisément parce qu’ils se sont débarrassés de leur connotation trop populaire, et parce que désormais, ce sont des œuvres d’auteurs (Will Eisner, Art Spiegelman, Frank Miller, Alan Moore...) et non la perpétuation quasi anonyme de personnages à vocation distractive.
Cette différenciation vise précisément un public adulte. Watchmen ou Sandman sont lus par des lecteurs qui saluent l’inventivité, la pertinence, l’originalité de ce qui est raconté. On les imagine difficilement tenir le même discours sur les fascicules souples achetés en kiosque, quand bien même c’est la même histoire qui est racontée. Le biais d’appréciation intervient lorsque l’on tient en mains un bel ouvrage rigide.
Une "continuity" contrariée
Mais cette évolution de la forme qui permet l’entrée en librairie a un coût qui se ressent directement lors du passage en caisse. Un roman graphique coûte cher, plus cher qu’un fascicule de kiosque, même si, arithmétiquement, les "compiles" sont financièrement plus intéressantes que la somme des fascicules publiés et comportent des bonus comme des variant covers par exemple. Est-ce pour cela que la tendance montre que depuis la fin des années 1990 et les années 2000, les ventes de comics s’effondrent au profit notamment du roman graphique ?
Le phénomène est le même que chez nous lorsque la presse BD, basée sur l’obsolescence (en kiosque, la nouveauté chasse le numéro précédent) et une logique de flux, s’est trouvée concurrencée en permanence par une offre en librairie de plus en plus constante et abondante. La fameuse "continuity" des comics US qui s’employait à réinterpréter régulièrement les "origines" de leur superhéros -et qui trouvait là de quoi fidéliser sa clientèle- se trouvait contrariée par une offre alternative autorisant les achats intermittents.
Cinéma, Jeux vidéo et Internet
Le succès des comics à l’écran a longtemps caché le problème. Quant ils commencent à se multiplier à partir des années 1980, les Video Rental Stores ouvrirent leurs linéaires de VHS et de Betamax, de figurines et de jeux vidéo, aux comics. Logique : le public était souvent le même. Le comics apparaît comme une culture universelle partagée par toutes les classes populaires et sur tous les supports, le nec plus ultra de l’Entertainment. L’embellie dure une décennie et se prolonge avec l’arrivée des DVD.
Mais depuis des années 2000, une nouvelle forme de culture émerge, encore moins chère et encore plus universelle : Internet. La vidéo à la demande et le streaming sur le Net sonnent le glas de ce segment de marché qui avait permis un développement exponentiel des comics dans la décennie précédente. Le déclin commence.
Le marché du comics allant en décroissant, celui des romans graphiques augmente en importance. Spiegelman rafle un Pulitzer Prize en 1992, la version Penguin de Maus passe le cap du million d’exemplaires vendus.
L’irrépressible ascension des mangas
Cette chute des ventes de comics ne s’explique pas seulement que par l’arrivée d’Internet : la déferlante des animes nippons et des mangas a aussi joué son rôle, en particulier dans nos contrées. Le manga est devenu le produit culturel de base bon marché à destination des cours de récrés désertées depuis longtemps, à quelques exceptions près, par les comics et les BD de papa. Les enfants d’aujourd’hui connaissent par cœur les sorts de Naruto et les équipages de One Piece comme auparavant tous connaissaient les Green Lantern et les gadgets de Batman.
Cette "culture manga" s’est par ailleurs très bien connectée à la culture internet, bien plus que la BD franco-belge ou le comics : le scantrad permet à tous les amateurs non scrupuleux de lire les aventures de leurs héros favoris en ligne et en avant-première par rapport à la parution-papier, et la vague des anime d’abord à la TV puis sur les PC et les consoles a très largement contribué à porter cette tendance, et l’a même initiée. Car avant d’être lu, le manga était vu, merci le Club Dorothée !
En France, le même phénomène s’est produit : les millenials sont plus prompts à réciter les noms des personnages de Demon Slayer ou de Fairy Tail que les habitants du village d’Astérix. Et alors que le manga s’est installé bien confortablement dans les bibliothèques des bambins en lieu et place des traditionnels Boule et Bill, le roman graphique s’est lui ancré dans celles des parents.
En devenant plus luxueuse et plus chère, la bande dessinée franco-belge s’est elle-même détournée de son public d’origine, et le manga s’est engouffré dans la brèche avec des prix défiants toute concurrence : 7€50 le dernier One Punch Man contre 10€ le dernier Astérix. Qui plus est, le format poche des mangas les destinaient d’emblée à la grande distribution, en plus de faire d’eux des objets "facile à trimballer" dans un cartable d’élève.
Et quand, dans le même temps, les classes les plus aisées trouvent plus valorisant d’acheter un Arabe du futur ou un Persepolis qu’un Gaston, on comprend d’où vient que les chiffres montrent le roman graphique et le manga en progression alors que la BD plus traditionnelle perd du terrain.
Seuls rescapés de ce phénomène : les monuments déjà ancrés dans la postérité, Astérix (dont le dernier volume a été de très loin le plus gros succès en librairie de 2019, devançant Guilaume Musso et Michel Houellebecq), Tintin, Les Schtroumpfs, Lucky Luke, Blake & Mortimer, Spirou... Un catalogue limité dont la propriété passe progressivement des auteurs aux éditeurs, constituant des marques propriétaires de grands groupes. Des marques devenues, comme les romans graphiques, l’apanage d’une culture gentrifiée.
(par Jaime Bonkowski de Passos)
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