"Trente ans à l’échelle de la BD, c’est quand même assez important, fait remarquer Fabrice Piault, journaliste pour Livres Hebdo et actuellement président de l’Association. En 1984, il n’y avait même pas 500 titres par an qui étaient publiés, il y en a six fois plus aujourd’hui. Beaucoup d’éditeurs n’existaient pas : Delcourt, Soleil, Bamboo, les éditeurs de mangas évidemment. La librairie spécialisée était artisanale. Angoulême était un rendez-vous de copains. Fêter les 30 ans de l’ACBD, c’est un fêter une époque un peu héroïque."
Les journalistes de BD dans les années 1980 étaient avant tout des passionnés. Beaucoup sont des "vrais" journalistes, souvent des "localiers", des secrétaires de rédaction, des reporters dument encartés, comme Yvan Drapeau de La Charente Libre, premier président de l’ACBD [1], Alain Bessec de Ouest France, les premiers experts en BD comme Paul Herman... Ce sont souvent des collectionneurs, des chroniqueurs, potaches revendiqués : Ils envisagent un temps d’appeler leur groupe : "L’Association des Gros niqueurs de bande dessinée"...
"Il y a eu une grande période dans les années 1970 où, tout à coup, toutes les revues, tous les magazines, tous les quotidiens avaient leur rubrique sur la bande dessinée, avec des gens qui étaient plutôt compétents, à des degrés divers, nous raconte Yves Frémion passé du fanzinat le plus pur à une position d’éditorialiste dans Fluide Glacial. Après, on a eu une période très désagréable que j’appelle la période "radio libre" : n’importe quel mec qui voulait recevoir des services de presse s’improvisait critique de bande dessinée et disait absolument n’importe quoi sur les ondes. Je peux citer des noms contre une enveloppe timbrée (rires). Aujourd’hui, je reste frappé par la faiblesse d’un certain nombre de critiques et de commentateurs de la BD qui restent bloqués dans leur seul créneau d’expertise. Peut-être l’ACBD peut-elle créer des sessions de formation pour ces gens-là. Je vais en parler au président, tiens."
Des débuts un peu potaches...
"À l’époque, on ne se présentait pas comme des critiques de BD, raconte Pierre Ganz, journaliste radio, reporter notamment sur France Inter, qui fait partie des fondateurs. On était journalistes mais on faisait tous de la BD à côté... On était une quinzaine maximum à suivre la BD. Sur France Inter, par exemple, j’avais réussi à faire passer entre 1982 et 1984, une émission hebdomadaire, le vendredi matin dans la matinale de Philippe Caloni, à 7h50, ce qui était une très bonne heure d’écoute. Je venais avec quatre ou cinq BD sous le bras, que je chroniquais. Il y avait des journalistes de la PQR, un confrère de Télérama, Michel Daubert, spécialiste d’Hergé...."
"L’ACBD, c’est d’abord un Prix", observe Fabrice Piault. Il a été mis en place à Angoulême à l’instigation de l’attachée de presse du Festival, Martine Jobart : " Elle voulait un prix à rebrousse-poil, pour se distinguer de ceux attribués par l’organisation du Festival, raconte Fabrice Piault. Le premier à été remis à Jean Teulé pour Bloody Mary, chez Glénat. Il prit le nom de "Bloody Mary", ce qui donna à notre assemblée de journalistes une réputation d’alcooliques invétérés. En réalité, il n’avait bu qu’un jus de tomate..." Un mythe s’effondre...
Autre anecdote : l’idée de départ était de décerner un Prix orange et un Prix citron aux attachés de presse plus ou moins accueillants. Mais nos comploteurs ont su dépasser leur soif de vengeance...
Pierre Ganz, présent à la première heure, se souvient des circonstances : "On n’était pas très contents du Prix du Meilleur Album de 1984 [2] Nous, on défendait "Bloody Mary" de Jean Teulé, on trouvait que c’était un meilleur album, innovant sur le plan graphique. La veille au soir, nous avons donné le prix à Teulé qui a été remis lors de la cérémonie des prix le lendemain. À la suite de cela, nous avons eu l’idée de créer une association de journalistes.... Je suis à l’origine du nom : A.C.B.D. pour "association des chroniqueurs de BD", d’où le jeu de mot vaseux sur les "gros niqueurs". On avait un slogan : "Si vous savez bander, si vous savez dessiner, vous savez bande dessinée..." C’est Yvan Drapeau, je crois, qui a déposé les statuts."
Renaissance
Quelques années plus tard, l’association de la bande de copains des débuts va un peu à veau l’eau. "C’est en fait Gilles Ratier qui a tout reconstruit, poursuit Piault. Son arrivée a donné un éclairage un peu national à la BD. Cette association de journalistes de province a été transformée grâce à l’arrivée d’autres journalistes de la presse nationale : Yves-Marie Labbé du “Monde”, Marie-Pierre Larrivé de l’AFP, Jean-Christophe Ogier de France Info [3], renforcé par des experts comme Yves Frémion, Patrick Gaumer, Benoît Peeters et d’autres.
Bien que né dans la cité angoumoisine, le Prix a eu des relations houleuses avec le FIBD : "Nous étions à part, c’est ce que préconisait Martine Jobard depuis le début. Il a été remis dans une salle de presse à part" rapporte Giles Ratier. C’est Jean-Marc Thévenet qui les invite en 1999 à venir officiellement remettre leur prix sur la scène. Pour cette officialisation, il devient le "Prix de la critique BD", plus propre sur lui.
Mais le prix est remis de façon un peu fantasque : le FIBD avait oublié de prévenir les auteurs qu’ils avaient reçu un prix... Quelques années plus tard, la situation se dégrade : Thévenet, qui trouve que la cérémonie du Palmarès est trop longue, veut évincer le Prix de la Critique en 2003. Depuis, les nominés sont annoncés au Festival de Bois à l’automne et le Prix de la Critique est officiellement remis à Angoulême, pendant le FIBD, à La Cité de la BD, après avoir transité un temps au Salon du Livre de Paris au printemps.
Ratier au rapport
Mais c’est surtout le Rapport Ratier sur la production de la BD en France qui donne une vitrine tous les ans à cette association qui compte près de 80 journalistes spécialisés aujourd’hui. "Elle reste fidèle à sa mission de départ, conclut Fabrice Piault : promouvoir le 9e art. Elle s’est professionnalisée : elle possède un site Internet, un compte Twitter, et un début de présence sur Facebook depuis 2014. C’est ausi une association qui s’ouvre à l’international : nous avons un groupe au Québec, et une association-sœur en Espagne !"
Mais l’avenir n’est pas pour autant assuré, notamment le Rapport Ratier qui repose principalement sur le journaliste de Limoges. "C’est un gros souci. Si je m’en vais, qui va me remplacer ? Je ne vois pas qui peut investir autant de temps et d’implication dans ce travail..."
Avis aux amateurs...
LES 20 INDISPENSABLES DE L’ÉTÉ DE L’ACBD
Amère Russie T1 : Les Amazones de Bassaïev d’Anlor et Aurélien Ducoudray, éditions Grand Angle
L’Arabe du futur : une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) de Riad Sattouf, éditions Allary
Blast T4 : Pourvu que les bouddhistes se trompent de Manu Larcenet, éditions Dargaud
Chamisso, l’homme qui a perdu son ombre de Daniel Casanave et David Vandermeulen, éditions Le Lombard
Charly 9 de Richard Guérineau d’après Jean Teulé, éditions Delcourt
Choc T1 : Les Fantômes de Knightgrave d’Éric Maltaite et Stéphane Colman, éditions Dupuis
Le Dahlia noir de Miles Hyman et Matz d’après James Ellroy et David Fincher, éditions Casterman
Docteur Radar, tueur de savants de Frédéric Bézian et Noël Simsolo, éditions Glénat
Le Fils du yéti de Didier Tronchet, éditions Casterman
Lune l’envers de Blutch, éditions Dargaud
La Machine à influencer de Josh Neufeld et Brooke Gladstone, éditions Çà et là
Mattéo T3 Troisième époque (août 1936) de Jean-Pierre Gibrat, éditions Futuropolis
Moby Dick T1 : Livre premier de Christophe Chabouté d’après Herman Melville, éditions Vents d’Ouest
Moderne Olympia de Catherine Meurisse, éditions Futuropolis/Musée d’Orsay
La Nueve : les républicains espagnols qui ont libéré Paris de Paco Roca, éditions Delcourt
Rouge comme la neige de Christian de Metter, éditions Casterman
Une affaire de caractères de François Ayroles, éditions Delcourt
Les Vieux Fourneaux de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano, éditions Dargaud Benelux
La Vision de Bacchus de Jean Dytar, éditions Delcourt
Wet Moon T1 & 2 d’Atsushi Kaneko, éditions Casterman-Sakka
LES NOMINÉS DU PRIX ASIE DE L’ACBD
L’ACBD s’apprête à désigner son huitième Prix Asie de la Critique ACBD. Ce prix distingue une bande dessinée asiatique publiée en langue française entre juillet 2013 et juin 2014. Le Prix Asie de la Critique ACBD 2014 sera décerné en public sur une scène de la Japan Expo, le 5 juillet 2014.
Sont en compétition cette année :
Cesare de Fuyumi Soryo, Ki-oon
Le Chef de Nobunaga de Takurô Kajikawa & Mitsuru Nishimura, Komikku
San Mao, le petit vagabond de Zhang Leping, Fei
Space Brothers de Chûya Koyama, Pika
Wet Moon d’Atsushi Kaneko, Sakka
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
[1] Comme fait de gloire hors de la BD, Yvan Drapeau avait notamment retrouvé la trace de Jean-Michel Boucheron, le maire déchu d’Angoulême, en Argentine...
[2] Marcel labrume : À la recherche des guerres perdues - Attilio Micheluzzi (Les Humanoïdes Associés). NDLR.
[3] Troisième président après Yvan Drapeau et Hervé Cannet.
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