Plantons le décor : nous sommes sur les 5 Terres, un univers animalier d’inspiration médiévale où cinq continents accueillent cinq différentes espèces : les félins, les plantigrades, les primates, les reptiles et les cervidés.
Or Angléon, le prospère royaume des félins, est en ébullition ! En effet, ce n’est plus un secret pour personne : le vieux roi Cyrus, héros de la bataille de Drakhenor, est mourant. Et cette mort imminente aiguise les appétits. Enfants, neveux, amis, ennemis... Chacun fourbit ses armes. En particulier, son neveu Hirus, jeune tigre brutal et ambitieux, successeur désigné du roi qui rêve d’imposer sa loi au reste des 5 Terres. Mais comme toujours chez les félins, rien n’est simple, et le trône est l’objet de toutes les convoitises, tandis que dans les royaumes voisins, on observe la situation, prêt à fondre sur Angleon au moindre faux pas...
L’inspiration de Game of Thrones, l’animalité en sus
Si vous connaissez un peu l’univers de Game of Thrones, vous serez certainement ravis de trouver quelques fondements principaux dans cette série parue chez Delcourt. Westeros, le continent où se déroule la majeure partie de l’univers de Georges R.R. Martin est dirigée par un roi qui a réuni les sept couronnes, avec la Main du roi comme « premier ministre » représenté par son épingle. Dans cette série de bande dessinée, le roi des félins est lui aussi parvenu à imposer une paix (toute relative) sur les 5 Terres, et il est secondé par « l’ombre du roi », dont le pouvoir est symbolisé par un anneau.
Nombreux sont ainsi les parallèles que l’on peut tracer entre les deux univers : la position et l’architecture de Port-Réal avec celle d’Angléon, les intrigues de palais, les rebondissements au grand dam de certains héros, etc. Mais limiter Les 5 Terres à cette influence serait vraiment injuste, car la série imaginée initialement par David Chauvel dépasse largement ce cadre. Tout d’abord parce que l’aspect fantastique de Game of Thrones n’a ici pas cours. Puis surtout, parce que tout se déroule dans un univers animalier !
La belle affaire !, direz-vous : dessiner des animaux ne change pas grand-chose…. Au contraire ! L’animalité permet de différencier d’un coup d’œil la caractérisation de chaque personnage. Le lecteur comprend ainsi à qui il a affaire, ce qui renforce la lisibilité et permet d’aller plus loin dans les complots sans alourdir les dialogues d’explications superflues. De plus, chaque espère est composée de sous-espèces, permettant ainsi de différencier des factions et les possibles luttes intestines entre elles. Ainsi, concernant le royaume des félins qui concentre l’attention de cette première saison, on retrouve des tigres, des lions, des ocelots, des jaguars, des chats, etc. Un signe de reconnaissance facilement assimilable, comme les lynx qui sont plutôt les érudits dans cette société.
Le second intérêt de cette parabole animalière est d’apporter paradoxalement autant de douceur que de sauvagerie. Dans un style réaliste, la série aurait sans doute moins attiré le lecteur, mais dans sa version animalière anthropomorphique, on peut y retrouver l’aspect d’une fable, et on se sent plus facilement emporté par le récit, surtout parce qu’il est ouvert par This, le jeune félin. D’un autre côté, aussi bons et mignons que soient les animaux, leur férocité ressort magistralement dans leurs moments de colère, ce qui amplifie immédiatement le sentiment ressenti à la lecture. Tout n’est qu’affaire de symbole, il s’agit de représenter l’animalité que nous portons en nous et qui nous pousse parfois à des extrémités que l’on peut regretter. C’est diablement efficace !
Intrigues et complots à foison
Si vous êtes surtout fans des gigantesques batailles, il vous faudra patienter (ou déchanter, l’avenir nous le dira...) Certes, Les 5 Terres présentent quelques oppositions armées, des duels et des bagarres, mais le cœur de l’action se retrouve dans les dissensions entre la quinzaine de personnages principaux que l’on suit en permanence.
Dans Les 5 Terres, tout est affaire de pouvoir, d’ambition et de convoitise : qu’est-ce que je désire plus que tout ? Qui dois-je convaincre pour parvenir à mes fins ? Comment puis-je me soustraire aux lois ou à ma condition pour vivre le bonheur avec la personne que j’aime ? Les stratégies se succèdent donc aux trahisons, les manigances aux retournements de situation, les vérités trafiquées aux secrets dévoilés… L’importance ne réside d’ailleurs pas tant dans la connaissance du complot, mais dans l’interaction que celui-ci aura avec les projets des autres. Celui qui aura un coup d’avance aura plus de chances d’en sortir gagnant, mais parfois le simple battement d’ailes d’une libellule (les libellules sont les porteuses de message dans cet univers) peut venir bouleverser une machination finement orchestrée.
Si ourdir de savants complots qui captivent le lecteur n’est déjà pas à la portée de n’importe qui, encore fallait-il à l’insérer dans le format d’une bande dessinée. Et c’est là que réside la véritable prouesse de David Chauvel ! Ses trente années d’expérience du médium lui permettent de ciseler son découpage. Généralement, chaque séquence tient dans une seule page, voire deux. On passage de chapitre, comme dans un roman ou de scène, comme dans une série. Avec cette construction qui peut entraîner le dessin d’une dizaine de cases par planche, on peut raconter beaucoup de choses sur 52 pages comme suivre les développements d’une quinzaine de personnages principaux (certains quittant progressivement la scène, remplacés par d’autres), tout en bénéficiant d’une véritable intrigue dans chaque tome.
Cette construction millimétrée se retrouve dans chaque album : une cérémonie (re-)positionne l’atmosphère générale par le commentaire de deux spectateurs, puis les développements se succèdent, la tension monte crescendo, jusqu’au final de chaque album qui comprend à chaque fois une vraie scène-choc, un retournement de situation qu’on ne voyait pas venir et qui donne tout le sel à l’intrigue.
En feuilletoniste aguerri maître du cliffhanger, David Chauvel réserve les circonstances de ce retournement à l’album suivant. Et comme il ne faut attendre que trois ou quatre mois pour bénéficier de la suite et que chaque album est suffisamment dense pour constituer un authentique moment de lecture, on ne ressent aucune frustration à la fin de chaque album, seulement le sentiment d’avoir profité d’une excellente histoire.
De plus, chaque tome est introduit par un résumé (ce qui n’est pas inutile qui évite de tout relire, mais nous conseillons cependant de le faire afin de mieux comprendre certaines allusions et les doubles-jeux. L’album s’achève à chaque fois par une séquence en guise d’épilogue, qui revient sur un élément du passé (une bataille) ou qui apporte plus d’informations sur un personnage. Une conclusion qui adoucit le cliffhanger précédent, et qui donne encore plus d’amplitude à l’univers. Magistral !
Une véritable équipe
Pour réaliser le tour de force d’allier un scénario subtil avec un dessin de qualité, et un univers qui développe de nombreux arcs sans en perdre le fil, David Chauvel a eu immédiatement l’intelligence et la maturité d’envisager un travail en commun : « Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet il y a quatre ans, explique-t-il, au regard de l’ampleur de la tâche, j’ai tout de suite compris qu’il fallait mettre en place une équipe. La première personne à laquelle j’ai pensé, c’est Andoryss, scénariste et romancière avec qui je travaille depuis pas mal d’années. La seconde, c’est Patrick Wong, un jeune scénariste qui vient d’arriver à la bande dessinée. »
Et de continuer : « Les deux axes forts de l’équipe graphique, ce sont Didier Poli d’une part, qui est le directeur artistique de la série, et puis Jérôme Lereculey qu’on ne présente plus, qui est la cheville ouvrière narrative et graphique, seul capable, à ma connaissance, d’assurer la qualité et le train d’enfer auquel nous nous astreignons. Leur ont été adjoints Lucyd à l’encrage, Dimitri Martinos à la couleur, et Pierre Raveneau pour réaliser les couvertures. Le but, c’est de tenir un rythme de parution de trois albums par an, afin de raconter chaque cycle de notre grande saga en deux ans. »
« Imposer une nouvelle série, c’est difficile, très difficile, ajoute David Chauvel. Nous avons donc essayé de mettre la barre le plus haut possible en termes d’immersion, de densité de lecture et de qualité graphique. »
Ce travail d’équipe ne permet pas seulement de maintenir une rapidité dans la production, mais il autorise chaque auteur à se concentrer sur ce qu’il sait le mieux faire, un parti-pris qui autorise l’audace ! Comme l’idée de réaliser un vrai parlement où des centaines de félins représentent les différentes factions en place. Ou encore, dominant la ville d’Angléon, ce saisissant palais composé de jardins royaux, de colossales murailles tournées sur la mer, ou d’ailes de bâtiment qui sortent littéralement de la construction principale pour surplomber la côte. Ainsi, même lorsqu’une case découpée peut comprendre jusqu’à 14 cases, il y a au moins toujours une pour aérer l’ensemble et conférer de l’épaisseur à l’univers.
Jérôme Lereculey trouve là un magnifique terrain de jeu pour faire la démonstration de ses talents d’acting quand il s’agit d’animer ses personnages. Les émotions qu’il fait vivre à ses animaux sont convaincantes, les mouvements de ses félins naturels et crédibles, ses élans de sauvagerie sont tout simplement saisissants !
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Des 5 Terres, par Lewelyn & Lereculey (Delcourt), commander :
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Tous les visuels sont : © Editions Delcourt, 2020 – Lewelyn, Lereculey, excepté ceux du tome 1 qui sont : © Éditions Delcourt, 2019 – Chauvel, Andoryss, Wong, Lereculey.
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