L’album marquant de ce début d’année anniversaire des 70 ans de Lucky Luke est certainement l’album hommage que Matthieu Bonhomme vient d’adresser à l’un de ses mentors de papiers : Morris. L’auteur d’Esteban, du Marquis d’Anaon, de L’Âge de raison, de Texas Cowboys ou de Messire Guillaume nous propose un récit envoûtant, qui passionne dès son introduction.
Par une nuit orageuse, Lucky Luke arrive dans la bourgade boueuse de Froggy Town. Comme dans nombreuses villes de l’Ouest, une poignée d’hommes y poursuivent le rêve de trouver de l’or. Luke souhaite juste y faire une halte rapide. Mais il ne peut refuser l’aide qui lui est demandée : retrouver l’or dérobé aux pauvres mineurs du coin la semaine précédente. Avec l’aide de Doc Wednesday, Luke mène une enquête dangereuse, confronté à une fratrie impitoyable qui fait sa loi dans la ville, les Bone…
Nous avons déjà détaillé les jalons que Matthieu Bonhomme avait posé pour construire son récit. Ceux-ci sont très nombreux, et forment d’ailleurs le réel intérêt scénaristique de la série, car l’intrigue en elle-même ne laisse pas une empreinte marquante. L’intérêt est ailleurs dans ce récit de Lucky Luke : Bonhomme propose une relecture de la carrière de Lucky Luke qui se résume, comme on sait à son statut de cowboy taciturne, voire parfois sombre, craint par les as de la gâchette moins rapides que lui, et dont la fumée de cigarette part en volutes le temps qu’il terrasse ses adversaires ; et de l’autre, un héros qui défend la veuve, l’indien et l’orphelin, un brin d’herbe à la bouche.
Bonhomme met donc en scène un cowboy précédé par sa réputation. Dans la droite ligne des canons du genre tels qu’ils ont été développés dans la littérature et au cinéma, l’auteur joue sur les quelques clichés dont Goscinny truffait ses propres scénarios. Mais ce récit s’inscrit plus dans la lignée des premiers Lucky Luke réalisés avant l’arrivée du scénariste prolifique. Morris avait une vision plus dure, voire plus sombre de son héros. Par sa couverture et son titre, L’Homme qui tua Lucky Luke se rapproche plus de ces ambiances parfois plus pesantes des débuts, tels la poursuite contre Pat Poker ou le duel contre Phil Defer.
En fin connaisseur du médium bande dessinée, Bonhomme a su habilement varier les ambiances pour livrer un récit qui se lit d’une traite. Après un début lugubre, l’alternance de moments intimes et de partage, ou de séquences non dénuées d’humour donne une belle cohérence au récit, permettant à toutes ces allusions et références de prendre le pas sur une intrigue un peu moins convaincante. Le lecteur ne s’y trompe pas, notamment dans une superbe séquence finale qui fait la part belle à la psychologie de l’homme qui tire plus que son ombre.
Si Lucky Luke et sa personnalité sont au centre de l’album, Matthieu Bonhomme n’a pas pour autant oublié Jolly Jumper et en a profité pour glisser quelques feintes qui déminent habilement la tension de certaines séquences tout en renforçant l’intérêt de la lecture, comme il nous l’explique : « Particularités étonnantes de la série de Lucky Luke : elle a mis du temps à se trouver, et elle possède de nombreuses époques. Ce qui n’empêche pas que le personnage de Lucky soit resté à mes yeux le même depuis le début. Je ne vais pas détailler tous les époques, scénaristiques ainsi que graphiques de Morris. Il y a effectivement ce tournant où Jolly Jumper se met à parler. Mais il ne s’adresse pas spécialement à Lucky Luke : il fait des réflexions au lecteur, à lui-même ou aux autres chevaux. »
« Par rapport à mon propre récit, mon dessin plus réaliste m’a empêché de placer un phylactère au-dessus de la tête de Jolly Jumper, explique l’auteur. En revanche, même dans un registre réaliste, un cowboy et son cavalier se comprennent. Je voulais souligner cette connivence, par un pseudo-monologue de Lucky Luke qui pense réagir aux réactions de son cheval. J’ai également voulu montrer aux lecteurs que je n’avais pas oublié l’importance de Jolly Jumper : dans une scène, un personnage lui crache sur le sabot, et Jolly lui répond à la manière du Capitaine Haddock ! »
Un dessin polymorphe
L’autre grande surprise du récit réside dans le type de graphisme choisi par Matthieu Bonhomme pour cet hommage. Loin de se plier aux canons morrissiens, il se content de "faire du Bonhomme", tout simplement ! Le personnage de Lucky Luke est suffisamment proche de sa référence pour qu’on puisse rapidement le retrouver. Avec un visage lisse car, comme nous explique le dessinateur : « Avec le temps, je me méfie de plus en plus de tous ces plis que je peux mettre sur un visage : dès que je veux accentuer un effet complémentaire comme de la fatigue, cela alourdit le rendu final. ».
Plus étonnant encore est l’alternance entre des plans qui rappellent tout l’art de Morris (silhouette qui se découpe sur la montagne, plans rapprochés sur un fond uni, etc.) et ceux qui tranchent avec cette base graphique, telles que de larges plongées ou contre-plongées, plus modernes. Ce ressenti d’hétérogénéité est sans doute renforcé par le rapprochement du contenu de l’album avec le « premier » Lucky Luke, dans sa personnalité et son style.
Heureusement, le fabuleux travail à la couleur vient atténuer ce mélange de techniques. Le travail des teintes confère une exceptionnelle lisibilité, à un tel point qu’après soixante-quatre pages, on a envie de prolonger l’aventure ! Matthieu Bonhomme donne de l’importance de son héroïne car, dit-il, "tous les grands westerns possèdent leur grand rôle féminin au caractère fort", un contraste bienvenu au milieu d’un monde d’hommes.
« Je me suis amusé sur la codification de couleurs liée au premier rôle féminin, explique Matthieu Bonhomme. Dès qu’elle entre en scène, le rose envahit la case. À sa première arrivée, la diligence est mauve ; elle est toujours habillée de rose ou de violet ; le bureau du shériff devient rose à son entrée, etc. Je désirais que ce personnage irradie. Je joue donc sur le graphisme et les codes mis en place par Morris pour souligner sa présence. »
Au final, si L’Homme qui tua Lucky Luke ne marque pas pour son exceptionnelle intrigue, la maîtrise des codes de la série par Matthieu Bonhomme et sa volonté de répondre à quelques questions laissées en suspens en dépit de la longue carrière du héros (son aspect solitaire, la fin de la cigarette... ) en font un excellent récit qui comblera autant les fans de Lucky Luke que les amateurs exigeants du neuvième art.
Phil Defer : le retour aux sources
La série Lucky Luke a connu plusieurs périodes, ainsi que le rappelait Matthieu Bonhomme. Les amateurs d’humour devront patienter jusqu’à la rentrée pour découvrir le second hommage de cette année anniversaire, avec une version plus déjantée du mythique cowboy servie par Guillaume Bouzard et le mois de novembre pour découvrir la suite de la série régulière animée par Achdé, sur un scénario de Jul !
Mais en attendant, ceux qui ont accroché à ce regard en arrière proposé par Bonhomme pourront revenir sur le magnifique fac-similé de Lucky Luke contre Phil Defer qui est sorti en début d’année. Cette édition limitée à trois mille exemplaires propose de retrouver le cow-boy dans l’une des plus célèbres premières aventures. Références cinématographiques (Jack Palance au casting !), de l’humour, un affrontement tout en tensions et surtout une finale digne du Far-west.
Cette édition en très grand format et au dos toilé se signale surtout par sa performance : c’est la première fois qu’un ouvrage réunit des planches originales formant une aventure complète ! Si celles-ci ne sont pas exemptes de quelques taches ou de traces de papier adhésif (qui font également leur charme), on reste surtout admiratif de la minutie du travail de Morris, ses repentirs à la gouache blanche, ses annotations en bleu, ses indications de couleurs, notamment concernant les ambiances dans les moments de confrontation : incontournable pour les vrais amateurs des premières années, et à lire en parallèle de L’Art de Morris.
Enfin, un petit dossier signé par Stéphane Beaujean & Vladimir Lecointre complète l’ouvrage en proposant des articles traitant de la censure (un exemple marquant grâce à une bande au texte non censuré), la caricature, l’influence des Comics, sans oublier cette mythique couverture. Ce dossier court mais passionnant est illustré de quelques agrandissements de case qui prouvent que, comme souvent chez les très grands dessinateurs, le dessin de Morris peut être très agrandi à l’envi sans jamais rien perdre de sa force !
(par Charles-Louis Detournay)
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Une interview de Matthieu Bonhomme : Matthieu Bonhomme : « Lucky Luke est ma référence fondatrice, la série qui m’a guidé vers le western. »
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Quelques rappels et liens utiles concernant cet anniversaire :
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Un long article introductif de son œuvre et de ses débuts : Sacré Bonhomme !
Les chroniques des tomes d’Esteban : tomes 1, 2, 3, 4 et 5, mais également son passage chez Dupuis après l’arrêt de Capsule Cosmique malgré une présentation remarquée au festival d’Angoulême 2006
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