D’autres avant Gou Tanabe s’y sont cassés les dents. On pense notamment au projet d’adaptation cinématographique de Guillermo Del Toro qui devait voir le jour au début des années 2010 et qui fut finalement annulé (pour être finalement sans doute relancé prochainement si l’on en croit les dernières rumeurs à ce sujet). C’est que l’horreur peinte par Lovecraft dans ce récit relève beaucoup de la suggestion et insiste sur l’impossibilité à mettre en mots et en images son objet même ! Voilà un véritable défi pour toute adaptation graphique, à commencer par la bande dessinée.
Et disons-le de suite : le travail effectué par Gou Tanabe au niveau du dessin se révèle stupéfiant de qualité. Les grands plans larges sur le désert de glace, les détails mécaniques des instruments et équipements scientifiques, les jeux d’ombre et de lumière autour des visages des personnages, le caractère diaphane des apparitions lors des vols en avion, le travail sur la neige qui vient tour à tour brouiller la visibilité ou produire une réverbération aveuglante et enfin, surtout, l’imaginaire déployé autour des créatures découvertes : tout cela fait l’objet d’un soin minutieux et d’une excellence qui installent d’emblée Les Montagnes hallucinées dans les grandes productions de l’année.
Mais que raconte ce roman de Lovecraft pour ceux qui n’en auraient pas encore connaissance ? Les déboires d’une expédition scientifique partie explorer l’Antarctique au début du XXe siècle, dernier grand défi géographique de la planète. Une équipée pourtant bien préparée, avec du matériel de pointes et d’éminents spécialistes désirant étudier, notamment, la géologie du lieu.
Mais si les premiers moments se montrent favorables, avec de nombreuses observations d’importance, un phénomène mystérieux conduit une partie des membres de l’expédition vers des zones reculées pour vérifier d’improbables théories qui pourraient bien révolutionner les conceptions communes de l’histoire de la planète.
C’est sur ce canevas que se déploient l’horreur et la mythologie lovecraftiennes. Car l’expédition est évidemment liée à l’université de Miskatonic, un des navires se nomme "Arkham", plusieurs de ses membres ont connaissance du Necronomicon, de ses légendes et des cultes voués aux "Anciens" et la terreur se situe dans les failles de l’imaginable, dans des créatures qui défient toutes les certitudes scientifiques.
Gou Tanabe, que l’on connaît en France pour Kasane (Kana), Mr. Nobody (Doki-Doki) et The Outsider (Glénat), construit l’atmosphère de son récit à coup de panoramas fascinants qui rendent parfaitement le caractère écrasant de ce paysage glacial et désolé, à la fois attirant et comme à jamais hors de portée. Mis à la même hauteur que ces personnages dérivant lentement vers la folie, le lecteur éprouve intimement une montée de la tension savamment ménagée par le mangaka.
Tout témoigne donc d’une remarquable maîtrise dans cet ouvrage, et son éditeur français, Ki-oon se met au diapason, avec un volume "prestige" d’un beau format (15x21 cm) permettant une parfaite lisibilité, un papier de qualité et surtout une étonnante couverture à effet cuir totalement inattendue dans l’édition manga mais ô combien pertinente par rapport à l’univers bibliophile de Lovecraft.
On attend donc avec une très grande impatience le deuxième et dernier tome de ces Montagnes hallucinées en manga, et la suite de cette collection des "Chefs -d’œuvre" de Lovecraft que nous annonce l’éditeur.
(par Aurélien Pigeat)
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Les Montagnes Hallucinées T1. Par Gou Tanabe, d’après l’oeuvre de H. P. Lovecraft. Ki-oon, collection Seinen, "Les chefs-d’oeuvre de Lovecraft". Sortie le 04 octobre 2018. 294 pages. 15 euros.