Les Petits Hommes avaient tout pour réussir : un concept original et un dessinateur extrêmement doué. Mais voilà, comme disait Churchill : « On croît difficilement à l’ombre d’un arbre » et l’arbre en ce temps-là, c’était André Franquin, déifié par son éditeur Charles Dupuis, premier lauréat de l’Académie des Grands Prix d’Angoulême, vénéré pour son talent par Hergé lui-même. Une figure de commandeur écrasante. On voit bien en regardant les premières planches des Petits Hommes que Pierre Seron avait les capacités de trouver son style, entre Dany et le premier Wasterlain.
Il est probable que l’époque a fait de lui un soldat sacrifié. Les éditeurs sont dans la fébrilité de chercher à prolonger la Dream Team des années cinquante. Malheureusement pour Charles Dupuis, Morris chevauche depuis 1968 pour Dargaud, Franquin a jeté l’éponge sur Spirou, Tillieux et Jijé ont cassé leur pipe, Peyo est de plus en plus absorbé par le cinéma, Yvan Delporte est devenu un insupportable « suppôt » du syndicalisme, et avec cela, Dargaud puis Super-As, lui piquent des auteurs de taille comme Hubinon ou Jean-Michel Charlier. C’est tout le paradoxe de cette période : alors que la BD belge est au zénith, elle entame également son déclin, prise en tenaille par la concurrence française, boostée par la BD adulte, et par la fatigue de ses fondateurs.
Là dedans, Seron fait ce qu’il peut. Les pressions sont fortes et tout son travail a l’air d’être une pétition pour une reprise de Spirou ou de Gaston Lagaffe. Il est un peu comme Zangra attendant au fort de Belonzio qui domine la plaine : il s’apprête à devenir un héros. Mais rien ne se passe comme prévu et ce mimétisme irrite Franquin lui-même, qui sent derrière cette manœuvre la main invisible d’un l’éditeur trop pressé à remplacer une pièce défectueuse. Pire : il a pour Seron cette phrase assassine : « Ce gars-là, il m’a piqué un porte-avions ! » faisant allusion à un dessin de Seron qui aurait regardé d’un peu trop près une création du maître.
En réalité, Seron est à ce moment-là victime d’une mutation profonde du monde de la bande dessinée francophone et qui se résume à une invention nouvelle : la bande dessinée d’auteur. Dupuis est encore dans un schéma qui commence à dater : la perpétuation de séries avec un héros qui passe de main en main et de génération en génération. Un modèle économique qui a fait ses preuves.
Mais l’émergence du marché de l’album dans les années 1970 a changé la donne : les auteurs sont désormais des stars et identifiés comme tels par les amateurs et par les médias. Goscinny est passé par là. Seron se trouve dès lors broyé par une logique qui le dépasse et qui fait que, en dépit de ses qualités, Les Petits Hommes resteront à jamais mal aimés des critiques même si un public fidèle a pu l’apprécier pendant toutes ces années.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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