Avec la publication des programmes éditoriaux du printemps 2021, ce qui n’était plus qu’un secret de polichinelle est maintenant officiel : Van Hamme et Berthet réalisent le triptyque d’une préquelle à Largo Winch !
Nos lecteurs le savent bien : le prolifique scénariste Jean Van Hamme à la plume d’or (Thorgal, XIII, Le Grand Pouvoir du Chninkel, etc.) est le créateur de Largo Winch : dès 1973 pour un projet de bande dessinée qui n’aboutit pas mais qui se transforme en avant romans qu’il écrit et publie à partir de 1977. Reste que Philippe Francq demeure également le créateur graphique de Largo Winch, et pas question de réaliser une bande dessinée inspirée de l’univers qu’il a cocréée sans son accord. Après un arrangement financier (avec Largo Winch, nous sommes dans la finance, pas chez les chérubins), le dessinateur légal de la série-mère a autorisé la conception de ces récits antérieurs à ses albums, qui devraient utiliser certaines de ses créations. Il se fait que c’est Philippe Berthet, son compagnon de classe à l’Atelier R à Saint-Luc, qui en assure la partie graphique.
L’épineuse question des droits étant réglée, Jean Van Hamme nous explique le fondement de cette nouvelle trilogie, intitulée La Fortune des Winczlav, du nom du père adoptif de Largo (et de Largo lui-même), avant que la branche américaine ne la transforme en « Winch » : « La série retrace le destin des ancêtres de Largo. Ils ne deviennent pas riches tout de suite : le premier tome débute dans la misère avec l’arrière-grand-père, puis il y aura le grand-père… Le troisième tome marquera la fin de la série et se terminera au moment où Nerio adopte un bébé qui s’appelle Largo. J’avais déjà raconté cela dans les très grandes lignes dans le premier roman de Largo Winch. On pourrait dire que j’en livre ici une adaptation. Je m’amuse beaucoup parce que ça m’oblige évidemment à me plonger dans le XIXe siècle à différentes époques. »
Restait à savoir dans quel style Philippe Berthet (Pin-Up, La Ligne noire, Yoni, etc.) allait dessiner ce récit. On le voyait mal tenter de se glisser dans le trait, très technique, de Philippe Francq, comme il nous l’a confirmé : « J’ai demandé de disposer d’une totale liberté graphique, car je voulais avoir les mains libres... Ce que Dupuis a accepté car ils voulaient effectivement du Berthet à 100%, ce triptyque n’étant pas à proprement parler une reprise de Largo. Quant à Nerio, il ne devrait apparaître que dans le troisième et dernier tome, et je ne sais pas dans quelle proportion car Jean Van Hamme est actuellement en train de l’écrire. »
Le dessinateur a terminé le premier tome de 54 planches le mois dernier, et a déjà entamé le second tome (il en est à la troisième planche). La prise en main de cet univers ne s’est pourtant pas faite sans mal, impliquant au dessinateur et à son épouse Dominique David qui se consacre habituellement aux couleurs, de totalement revoir leur méthode de travail. « Cet album que je viens de terminer est le livre le plus exigeant que j’ai jamais réalisé, développe Berthet. Au point que mon épouse Dominique a lâché ses pinceaux pour m’aider dans la documentation et m’a assisté dans les décors. Cela me prenait vraiment trop de temps de penser à la mise en scène. Le récit est empli de tellement de scènes d’action, de changement de lieu, et de dialogues qu’il nécessite de ma part un investissement le plus total. En effet, c’est la première fois que je dessine le XIXe siècle avec ses chevaux et ses bateaux, par exemple. Heureusement que Dominique m’a aidé en rassemblant la documentation complémentaire, comme un fiacre vu sous plusieurs angles, pour que je puisse l’appréhender en trois dimensions. Elle m’a surtout aussi beaucoup assisté en crayonnant les décors ou bien d’autres éléments importants comme des trains ou des bâtiments, afin que je n’aie plus qu’à les encrer par la suite. Résultat, cet album se démarque très certainement du reste de mon travail par la profusion de ses décors. »
Une saga familiale
Cette trilogie, qui commence comme un western pour se transformer en aventures aériennes pendant la Première Guerre mondiale, débute avec le premier épisode intitulé : Vanko, 1848. On va y découvrir Vanko Winczlav, un médecin-résistant idéaliste qui fait front aux côtés de l’insurrection paysanne face à la tyrannie du prince-évêque. Vendu aux soldats par un traître à la cause, il est contraint de quitter son pays pour rejoindre les États-Unis. Là, il s’installe à New York en 1845 avec sa femme, Veska, une petite couturière bulgare rencontrée en cours de route et épousée sur le bateau lors de la traversée. Sans papiers, Vanko trouve un emploi d’infirmier mais lorsque sa femme refuse d’élever le jeune Sandor né de leur union, le couple se sépare.
Malheureusement quelques années plus tard, une patiente meurt en couches dans l’hôpital privé où travaille, ce qui envoie l’immigré en prison pour exercice illégal de la médecine. Ses deux grands fils sont alors livrés à eux-mêmes après le décès de leur mère. Après quelques péripéties, Vanko se retrouve forcé à participer à la Guerre de Sécession, mais il déserte...
La dénomination du titre Vanko 1848 rappelle d’emblée un autre chef d’œuvre signé Jean Van Hamme : Les Maîtres de l’Orge, une saga familiale, financière et brassicole dont chacun des sept tomes avait pour titre le prénom d’un des Steenfort et la date principale des faits qui y étaient contés. Autre parallèle entre les deux séries : on retrouve aussi l’idée de deux grandes branches de la famille nées du patriarche, et séparées dès le début de la saga, procédé qui renvoie à la Bible comme à la fondation de Rome.
« La Fortune des Winczlav se construit globalement sur le même principe que Les Maitres de l’orge, nous explique Jean Van Hamme, Mais il n’y aura que trois albums. Pour expliquer les sauts dans le temps, je procède par ellipses. Ainsi, je refuse totalement d’écrire « Et 10 ans plus tard… ». Il faut que le lecteur comprenne ce saut de dix ans par lui-même, par exemple grâce à un indice quelconque. Plus globalement, je ne veux donc surtout pas de : « Et le lendemain », « Cinq ans après », etc. J’essaye d’éviter tout cela absolument. En revanche, je reconnais qu’il y a beaucoup de phylactères, car comme dans Largo, il faut expliquer un peu les choses. J’apprécie le fait qu’il y ait du texte et que ce texte oblige aussi à réfléchir. J’aime bien solliciter la participation du lecteur. Naturellement, je fais d’abord tout lire à Huguette, ma femme. Si elle me dit « Là, je n’ai pas compris ». Alors, c’est qu’il y a un problème, que je n’ai pas assez expliqué, ou qu’elle a mal compris. Je dois donc revoir ma copie... »
Un scénario au cordeau
La manière de Van Hamme ne se limite pas à cette profusion de texte, comme nous l’indiquait encore récemment Philippe Xavier qui avait réalisé la suite de XIII – L’Enquête : « Mettre en scène Van Hamme oblige à un découpage en trois bandes afin de jouer la carte de l’efficacité et de la simplicité pour servir l’histoire. Si l’on essaye de sortir de ce gaufrier qui n’est pas très excitant de prime abord, par exemple pour essayer de mettre le dessin en valeur, la mécanique se grippe et l’histoire n’est plus compréhensible. »
« C’est exactement cela !, commente Berthet. Faire entrer ses textes dans une mise en page originale qui me corresponde s’avère un vrai casse-tête. Je m’attèle à la mise en scène du récit une page après l’autre, car chacune d’entre elles possède ses propres caractéristiques. En effet, Jean a découpé le récit page par page, avec les dialogues, tout en me laissant la liberté de la mettre en scène. Ce qui s’avère parfois presque impossible, car je dois éviter le piège d’une mise en scène classique ce qui me demanderait de dessiner de toutes petites silhouettes. Or, il faut tout de même rendre l’émotion des visages, ce qui nécessite de jouer sur des gros plans. C’est un jeu de dosage entre le dessin et l’emplacement du dessin. En effet, lorsque je commence une nouvelle planche, je place d’abord les textes de Jean pour voir la place qu’il me reste pour dessiner. Cela me demande donc un gros effort constant, car je dois sans cesse repenser la mise en scène pour restituer ce qu’il veut, tout en le faisant avec ma propre méthode, une conciliation qui est souvent assez difficile à réaliser car si on se laisse aller, on retombe dans les stéréotypes. Heureusement au final, Jean est ravi des pages que je lui rends, c’est donc une très chouette collaboration. »
Le dessinateur étant souvent l’un des premiers lecteurs du scénario, nous n’avons pas résisté à demander ce que pensait Philippe Berthet de ce premier tome de La Fortune des Winczlav : « En tentant de rester le plus objectif possible, Jean a glissé dans son récit un souffle épique assez magique. Il sait vraiment comment raconter une histoire et accrocher son lecteur. On passe d’une séquence à l’autre, sans aucun temps mort, en dépit de la multiplication des ellipses. Le premier tome se déroule en effet sur vingt ans et il est si dense qu’on a l’impression de lire un 80 pages à la place d’un 54. On est littéralement porté par les personnages, c’est un vrai roman-feuilleton… qui se poursuit dans le tome 2 avec le crack boursier et un extraordinaire combat aérien. Le tome 3 se déroulera dans les années 1960. »
Ce qui s’annonce comme l’un des événements de ce début d’année sera d’ailleurs salué par plusieurs versions différentes de l’album. En plus de la version classique, on attend ainsi déjà une édition spéciale et limitée qui bénéficiera d’une jaquette et d’un frontispice comme les éditions d’Aire Libre. Et il y a fort à parier qu’un tirage de tête va également voir le jour.
À côté de cette préquellle dont le premier tome est donc annoncé pour le 26 mars 2021, la série-mère continue sous le crayon de Philippe Francq, avec toujours au scénario, Éric Giacometti , le repreneur de Largo Winch depuis 2017. Le volume 23, première partie du prochain diptyque, est titré La Frontière de la nuit, est déjà annoncée chez Dupuis pour novembre prochain.
Assurément le décontracté Largo Winch est un beau bébé, bichonné par quelques professionnels parmi les plus affûtés dans le domaine de la création, et 2021 pourrait bien être sa grande année.
Propos de Jean Van Hamme recueillis par Didier Pasamonik.
Propos de Philippe Berthet recueillis par Charles-Louis Detournay.
(par Pascal AGGABI)
(par Charles-Louis Detournay)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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