Les lignes du rêve
Lorsque Hugo Pratt réalise ses premiers albums dans les années 1960, la bande dessinée commence à peine à se dégager de l’univers enfantin dans lequel elle était la plupart du temps confinée depuis ses origines. On ne doit donc pas s’étonner si les espaces représentés par Pratt s’inspirent alors beaucoup des descriptions que l’on pouvait en faire dans les romans d’aventures pour enfants du XIXe siècle. Ce sont des mondes remplis de créatures dangereuses, voire monstrueuses, qui étaient celles-là même des romans de Jules Verne : fauves, scorpions, piranhas, requins - et même ce calmar géant (kraken) que Verne avait mis en scène dans Vingt Mille Lieues sous les mers. Ce sont des terres dangereuses où apparaissent, comme par magie, d’antiques cités perdues pleines de richesses, ou le cimetière des éléphants.
Dans cet esprit, les paysages de Pratt sont d’abord des immensités : immensité de l’océan du marin Corto Maltese, bien sûr ; mais aussi immensité du désert, représenté sous la forme d’une mer de dunes de sable que traversent lentement ces « vaisseaux du désert » que sont chameaux et dromadaires. Le graphisme de Hugo Pratt n’a dans ce cas aucune visée documentaire : l’album Les Ethiopiques est saturé d’horizons de sable, par exemple, alors que l’Ethiopie est d’abord un pays de hauts plateaux.
C’est que le style de Pratt, très rapidement, s’évade des frontières de la bande dessinée enfantine. Son trait manifeste la dimension rêvée de l’espace. Il dessine moins des paysages qu’il ne désigne une ligne d’horizon, celle de la mer ou du désert, celle du ciel surtout, qui occupe chez lui beaucoup d’espace, de temps en temps zébré par le vol d’une mouette. Ce que Pratt nous montre à travers ces lignes sommaires aux contours flous, c’est d’abord l’attirance de ses héros pour un ailleurs toujours plus lointain, qu’on ne fait jamais que deviner.
Un jeune fasciste en Ethiopie
L’Italie s’est engagée tardivement dans les guerres de conquête coloniale. Alors que la France et l’Angleterre s’étaient déjà taillé « la part du lion » en Afrique, que l’Allemagne, le Portugal et la Belgique y possédaient d’importantes colonies, l’Italie demeurait encore, à la fin du XIXe siècle, une puissance sans possessions africaines, à l’exception de quelques points sur la côte libyenne et en Somalie. Pire : la tentative de conquête de l’Ethiopie, à l’extrême-fin du siècle, s’était traduite par une défaite face aux armées du Négus - le « Roi des Rois » éthiopien -, à Adoua, en 1896.
Le régime fasciste mis en place par Benito Mussolini au début des années 1920 entend changer tout cela, et laver l’affront d’Adoua. En 1935, les troupes du Maréchal Graziani entreprennent la conquête du pays, malgré l’hostilité des Français et des Britanniques, déjà présents dans la Corne de l’Afrique, à Djibouti et au Soudan. En dépit des protestations du Négus Haïlé Sélassié à la tribune de la Société des Nations, l’Ethiopie devient colonie italienne. En 1936, elle est réunie à la Somalie pour former « l’Empire italien d’Afrique orientale », dont le Maréchal Graziani est nommé vice-roi.
Hugo Pratt a vécu cela. En 1937, âgé de dix ans, il a rejoint son père devenu, dans le cadre colonial, chef de chantier à Addis-Abeba, la « fleur nouvelle », capitale de l’Ethiopie. Il porte alors la chemise noire des armées fascistes. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, il est enrôlé de force dans la police coloniale chargée de réprimer les indépendantistes éthiopiens. Il devient cette année-là, comme il le dit lui-même, « le plus jeune soldat de Mussolini ». Son œuvre porte la trace de cette connaissance intime du monde des soldats coloniaux.
Des clichés raciaux à l’humanisme de l’amitié
Ann de la Jungle, publié en 1959, hérite des travers des romans d’aventures pour enfants. Sans nuance, Pratt montre à son lecteur un monde brutal où les Africains sont conformes aux stéréotypes raciaux construits par le XIXe siècle. Un bon soldat noir engagé dans les troupes coloniales y traite le rebelle de « sale nègre ». Des roitelets sanguinaires y portent des chapeaux melons et des réveils autour du cou pour singer l’homme blanc. De gigantesques Tutsis y correspondent trait pour trait à cette définition de « bergers guerriers de race chamitique » contre laquelle s’élèvera, quarante ans plus tard, Jean-Philippe Stassen.
Très vite, Pratt renie cet héritage. Avec les différents albums de la saga des Corto Maltese qui, dans les années 1970, signent l’entrée de sa bande dessinée dans le monde des adultes, tout change. Désormais, Pratt met en scène, de plus en plus souvent, des « hommes noirs » héroïques : le Maori Tarao, qui se moque du Blanc Caïn Grovesnoore lorsque celui-ci veut l’appeler Vendredi ; le guerrier éthiopien Cush, qui devient l’ami de Corto Maltese...
Dorénavant, l’antiracisme est l’un des mots d’ordre les plus nets de l’œuvre de Hugo Pratt. Corto Maltese l’incarne tout particulièrement, voyageur attentif aux cultures qu’il découvre, s’interdisant de juger, considérant que la seule chose vraie dans ce monde est l’amitié qui lie deux êtres, quelle que soit leur couleur de peau. Pratt le redira dans bien des circonstances : ni les opinions politiques, ni les croyances religieuses, ni les différences physiques ne comptent. Seuls importent les liens d’amitié que le hasard et la concordance des tempéraments font naître entre les hommes.
Le fantasme de la femme exotique
Hugo Pratt a fait l’expérience de l’amour physique, pour la première fois, au temps de sa jeunesse éthiopienne. Il en conservera non seulement le souvenir, mais aussi le sentiment de la particularité des femmes noires : « Vous savez, quand un Européen de treize ans découvre que les jeunes Africaines de son âge font l’amour de façon très naturelle, il est normal qu’il finisse par les imiter. L’Ethiopie est une terre de liberté sexuelle ».
Et pas seulement l’Ethiopie : toute la Corne de l’Afrique et, de façon plus générale, l’ensemble des terres lointaines, attirent Pratt pour les femmes que l’on peut y trouver. Il se plaît à les représenter, nues ou demi-nues. Il les met en scène, concubines de soldats coloniaux ou prostituées. On retrouve dans son œuvre, très présente, cette expression du fantasme de la femme exotique, qui avait été si important dans l’Europe du XIXe siècle. L’aventure, pour lui, est aussi une aventure amoureuse.
Chose curieuse : Corto Maltese, le plus souvent, passe à côté de ce sentiment qui fut si puissant chez son créateur. On ne lui connaît pas de liaison. Davantage : sa grande passion inassouvie est une femme blanche : la jeune Anglaise Pandora. A part elle, la seule exception ne vient pas de la Corne de l’Afrique, mais d’Asie : il s’agit de Shanghaï Li, la jeune Chinoise de Corto Maltese en Sibérie. Mais les rapports de Corto et de la belle révolutionnaire sont compliqués ; et, comme Pandora, Shanghaï Li finit par lui échapper.
L’homme blanc : les soldats et l’aventurier
Pratt est fasciné par l’armée coloniale : celle qu’il a connue en Ethiopie et celle qu’a sublimée ce « vieux réactionnaire de Kipling », ainsi qu’il l’appelle affectueusement. Il accorde une grande importance à l’exactitude des uniformes de ses soldats, à leurs régiments et à leurs décorations. Ce monde militaire des Empires coloniaux constitue un des grands thèmes de son œuvre et l’homme blanc y occupe une place ambiguë : Pratt ne le célèbre pas à la manière de Kipling ; il ne le condamne pas non plus.
Sa préférence va néanmoins à l’homme qui, par rapport à l’armée, occupe une place excentrique, dans la lignée des héros de Joseph Conrad et, plus encore, de Lawrence d’Arabie. Corto Maltese est un aventurier de cette sorte, toujours à la lisière du monde militaire, jamais en plein centre. Ses actions ne sont d’ailleurs pas orientées vers le même but : s’il professe un souverain détachement vis-à-vis des choses politiques, les engagements de Corto ne sont jamais du côté de la puissance coloniale, mais du côté des luttes indépendantistes.
Cela dit, l’engagement de Corto est d’abord poétique. Il ne s’agit pas de politique, ni même d’argent, pour ce « gentilhomme de fortune » aux allures cyniques, mais bien de poésie. Corto cherche dans l’aventure lointaine une modalité esthétique de l’existence. Hugo Pratt manifeste cela à plusieurs reprises par des références à celui qui fut tout à la fois un poète en Europe et un contrebandier d’armes en Ethiopie : Arthur Rimbaud.
Sylvain Venayre
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FERRANDEZ - PRATT - STASSEN - VAN DONGEN
"LE REMORDS DE L’HOMME BLANC"
Charleroi — Palais des Beaux-Arts
Du 12 février au 3 avril 2005
Du mardi au dimanche de 10h à 18h