On s’accorde souvent, de manière pudique, à considérer que le mot yaoi constitue l’acronyme de "YAma nashi, Ochi nashi, Imi nashi" signifiant : "sans paroxysme, sans dénouement, sans signification".
Le yaoi désignerait une production amateur – considérée a priori comme médiocre – de mangas mettant en scène des relations entre hommes. Mais on attribue aussi à ce terme une autre origine, moins polie, plus crue, correspondant davantage à l’objet visé : "YAmete ! Oshiri ga Itai qui veut dire... "Arrête ! j’ai mal au cul" ! Car oui - et ce même si cette étymologie s’apparente davantage au mythe reconstruit a posteriori – une des premières caractéristiques du yaoi concerne la représentation explicite de scènes de sexe entre hommes.
Production amateur mésestimée d’une part, orientation supposée pornographique de la représentation de relations entre hommes d’autre part : les contours du yaoi ainsi posés semblent dotés d’une terminologie très négativement connotée qui peut effrayer. Avançons plus avant cependant.
Du shonen-ai au yaoi
La représentation de relations homosexuelles entre garçons s’amorce véritablement au début des années 1970, notamment avec les œuvres d’auteures du groupe de l’an 24 comme le Kaze to ki no uta (que l’on peut traduire par Le Poème du vent et des arbres, inédit chez nous) de Keiko Takemiya ou Le Cœur de Thomas de Moto Hagio (chroniqué ici). Cette production, dérivée du shojo, destinée à une audience féminine donc, et assumée par des femmes de surcroît, se voit nommée shonen-ai, "amour de jeunes garçons".
Ce genre ouvre un espace dans lequel s’engouffre tout d’abord une production non professionnelle. À la fin des années 1970, des dojinshi – mangas amateurs reprenant des personnages des cultures manga, animé ou jeux-vidéo – détournent de manière parodique des références officielles à travers la représentation explicite cette fois de relations homosexuelles masculines : cela correspond aux débuts de ce que l’on identifiera comme le yaoi.
Là où le shonen-ai se contente de relations sublimées, chastes ou platoniques, le yaoi investit précisément le terrain – et la représentation – de la sexualité entre hommes. Quand le shonen-ai s’inscrit dans un processus éditorial officiel, de récits originaux, le yaoi ne renverrait qu’à des produits dérivés, amateurs [1].
« Shonen-ai », « yaoi », « Boy’s Love »…
Aujourd’hui, l’utilisation de « shonen-ai » pour ce type de production est tombée en désuétude : les significations de l’expression s’étant diluées, ramifiées, celle-ci ayant été en concurrence avec d’autres à certains moments [2]. On lui préfère désormais au Japon son approximative traduction anglaise : « Boy’s Love », souvent abrégée en « BL ». Le Boy’s Love y désigne à présent l’ensemble de la production d’œuvres originales représentant ces amours masculines, avec ou non scènes de sexe [3].
En France, « Boys’Love », « BL » et « yaoi » se trouvent en concurrence, le dernier s’imposant toutefois globalement : attrait pour un terme japonais plutôt qu’anglais dans le domaine du manga ? Lien avec la dimension amateur de la production moins évidente ? De fait, chez nous, les titres publiés chez les principaux labels – Tonkam, Asuka, Soleil, Taïfu – sont souvent considérés, par simplification, comme des titres yaoi, malgré divers noms donnés aux collections. Ainsi, Tonkam avait ouvert la voie avec sa collection « Boys’Love », terminologie reprise ensuite par Asuka. Chez Taïfu on en est venu à « yaoi » quand chez Soleil on distingue plutôt selon le caractère sexuel ou non du contenu : les ouvrages contenant des scènes explicites glissant vers le catalogue adulte, estampillé « Eros ».
Par des femmes, pour les femmes
Valentine Tezier, rencontrée lors de la dernière édition de Japan Expo, sur le stand de l’association Event Yaoi, nous le rappelle : le genre désigne en France d’abord des récits de type romance. Il s’agit d’œuvres dessinées par des femmes, pour des femmes. Le dessin en témoigne : trait fin, hérité du shojo, avec des personnages androgynes pour ne pas dire efféminés. On trouve aussi certains ornements, floraux par exemple, typiques de la production dite féminine. Et un accent particulier est mis sur les sentiments dans la narration.
La naissance et l’émergence du genre serait lié à un phénomène sociétal, une évolution des mœurs et mentalités dans l’après-guerre : la découverte par la femme japonaise d’une sexualité et de désirs qui ne la cantonnent plus à la fonction d’épouse ou de mère, à la cuisine ou à l’enfantement. Dessiner des amours masculines revêt alors des fonctions de transgression et d’émancipation : d’une certaine manière les femmes prennent le pouvoir, sur les hommes qui plus est !
Mettre en scène deux personnages masculins offre, par rapport au shojo notamment, plusieurs avantages dont le fait de proposer plusieurs modèles d’identification. Dans un shojo, la lectrice est invitée à s’identifier à l’héroïne - mais seulement à l’héroïne - tandis que dans le yaoi, le masculin prenant presque une valeur de neutre, elle peut opter pour l’un ou l’autre des héros, passer de l’un à l’autre au cours de l’histoire.
Ambitions et codifications d’un genre
Deux archétypes dominent d’ailleurs les personnages de yaoi, structurant les relations mises en place. D’une part l’uke, passif, d’autre part le seme, actif. Dominé et dominant, désiré et désirant, proie et chasseur en quelque sorte. Avec des caractérisations codifiées – timidité contre assurance, fragilité de l’un à laquelle répond instinct de protection de l’autre – dont on peut jouer justement : un petit malingre seme peut se montrer protecteur envers un grand costaud uke.
Le yaoi est aussi l’occasion d’affirmer un désir, des fantasmes : observer deux hommes ensemble peut aussi comporter un caractère excitant pour des lectrices, à la manière finalement dont les amours lesbiens constituent un fantasme masculin bien connu. De même, les sexes masculins y seraient imposants, comme les poitrines féminines dans le hentai !
Cependant, tout reste gouverné par la romance. La scène de sexe constituera l’aboutissement de la relation sentimentale, son point d’orgue, l’incarnation que peuvent seuls lui donner les corps. Il s’agit, selon Valentine Tezier, d’une déclaration d’amour ultime, d’un couronnement de l’histoire, d’un véritable « je t’aime » mis en chair autant qu’en mots.
C’est pourquoi les scènes de sexe se situent le plus souvent à la fin du récit, et font l’objet d’une véritable attente. Les personnages sont enfin ensemble, mais cessent de se tenir par la main : ils peuvent enfin, dans une chambre, dans leur intimité – que la lectrice partage alors – vivre physiquement leur amour.
Aux marges du yaoi : yuri, bara, etc.
Si le yaoi représentent des amours masculines, son pendant féminin existe aussi et s’appelle le yuri : il met en scène les amours entre deux femmes – ou jeunes filles – dans sa dimension uniquement sentimentale ou bien également sexuelle. Dans le second cas, son lectorat serait alors un peu plus masculin, et certains titres verseraient plutôt dans le hentai – des scènes de sexe sans réelle histoire – que dans la romance.
Ainsi, contrairement à l’idée reçue le yaoi ne correspond pas du tout à un manga visant un lectorat homosexuel. Pour autant, ce type de manga existe également, bien plus niche, presque inexistant en France en dehors de cercles de passionnés : le bara - nom dérivé de Barazoku, premier magazine pour homosexuel au Japon, lancé au début des années 1970 - manga fait par des homosexuels, pour des homosexuels.
Si le processus narratif s’apparente au yaoi puisque l’on retrouve dans le bara des codes similaires, comme la honte ou certaines tensions sadomasochistes, ce qui vient le plus clairement du shojo se trouve évacué : pas d’ornement floral, et une gamme de trames, et un usage de celles-ci, très différents.
Le trait y est plus réaliste, la romance moins présente, la sexualité narrée y suit un autre rythme. La vision du sexe se veut très différente de celle proposée dans le yaoi, tout comme les problématiques du couple mises en scène. Dans le bara, celui-ci apparaît moins stable, les partenaires se révèlent plus nombreux. La romance y est toujours présente, mais elle dérive du sexe, à l’inverse donc du yaoi. Dialogues et vocabulaire changent également : ils sont nettement plus crus, avec des métaphores bien plus directes.
En France, ce créneau n’est encore que très peu investi. L’éditeur spécialisé H&O a bien proposé des œuvres de Gengoroh Tagame, référence du genre au Japon, mais cela reste timide. Toutefois, ce genre se développe chez nous sous la forme du fanzinat, à travers notamment la revue Dokkun. Si l’influence de base demeure japonaise, on observe aussi des emprunts aux comics et à la BD franco-belge : personnages qui rappellent le domaine américain, découpage de la page clairement européen.
Tout cela témoigne d’une vitalité de ces genres divers plus ou moins rattachés au yaoi. Vitalité du côté des éditeurs, avec des nombreuses sorties, vitalité du côté des communautés de lecteurs et lectrices. En témoigne le prochain événement dédié à cet univers, le "Yaoi Yuri Con" organisé à Lyon les 2 et 3 novembre prochains.
(par Aurélien Pigeat)
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Creuser le sujet avec l’ouvrage de référence publié aux Editions H : Manga 10000 images : le Yaoi (Nouvelle édition). La couverture de la nouvelle édition de l’ouvrage sert de médaillon à l’article.
Voir le site d’Event Yaoi dédié aux actions des communautés de fans, dont le "Yaoi Yuri Con" : sa troisième édition se tiendra les 2 et 3 novembre prochains à Lyon.
Visiter le site de Dokkun, fanzine dédié au bara
Lire un précédent article d’Actua BD consacré au sujet
Lire la chronique de Sweet Desire, Boy’s Love réalisée par une jeune mangaka française
[1] Il ne faut cependant pas sous-estimer l’importance de cette production. Chaque année, lors du Comiket, gigantesque convention dédiée à la production amateur, une journée entière est dévolue au yaoi.
[2] Ce sera tanbi ("recherche de la beauté") un temps, June un autre. Le second vient d’ailleurs d’un magazine de prépublication spécialisé dans le domaine lancé en 1978 et tirant son nom de... Jean Genet, son patronyme se trouvant prononcé à la japonaise !
[3] Notons également que la volonté de transcrire en anglais l’expression japonaise d’origine n’est pas totalement anodine. En effet, le terme « shonen-ai » - en tant qu’amours de jeunes (et beaux) garçons – se serait vu chargé d’une connotation potentiellement pédophile. L’anglicisation de l’expression aurait permis d’estomper cette impression. Sauf que « Boy’s Love » pose le même problème dans les pays anglophones (ou comprenant l’anglais) que shonen-ai au Japon. C’est peut-être aussi pour cela que le vocable yaoi tend, par simplification, à se généraliser chez nous alors qu’il est circonscrit à des emplois ciblés au Japon. Ainsi, en France, si l’on trouve le terme de « Boy’s Love », notamment chez Asuka/Kazé, c’est plus simplement yaoi qui se voit le plus souvent employé.
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