On entre dans l’œuvre de José Muñoz comme on devrait entrer en religion : avec scepticisme. Nous ne sommes pas dans la séduction tape-à-l’œil, séduisante, virevoltante de virtuosité.
Il y a quelque chose d’âpre chez lui. Sa lumière est crue, son trait est arraché. Muñoz définit des formes binaires, du noir et du blanc découpé au scalpel, parfois au bord de la lisibilité, offrant des béances de lumière et d’ombre.
L’effet est saisissant et traduit toute l’expérience d’un homme qui a débuté sous le regard paternel et sévère du grand dessinateur argentin Alberto Breccia, expérimentateur voluptueux, qui le premier dans son pays érigea la bande dessinée au rang d’art tout en devant vivre sous le joug d’une dictature arbitraire parce qu’imbécile, et imbécile parce qu’arbitraire.
José Muñoz prit l’exil vers l’Italie et la France d’un choix net, comme son dessin, sans demi-mesure. À Barcelone, il rencontre un autre déraciné argentin, Carlos Sampayo. Avec lui, il partage la nostalgie du Tango, des petits bistrots interlopes de Buenos-Aires où le jazz s’égrène jusqu’à plus d’heure, de ces quartiers où la lumière cruelle du néon des enseignes découpe les courbes affriolantes des filles de joie consommées le temps d’un fou rire. Un maté plus tard que ne recouvre pas le goût des alcools forts sirotés toute la nuit, la tête enivrée de tango mêlé de jazz, ils embrassent leurs carrières. Muñoz sera pour longtemps lié à Sampayo et leur collaboration la plus notoire a un nom : Alack Sinner, personnage au cœur de cet album.
De son patronyme transparaît le péché (« Sinner » veut dire « pécheur », au sens biblique, en anglais) et le péché, en effet il le connaît. Sampayo : « Je l’ai rencontré pendant des années dans divers bars, et on s’est même retrouvé ensemble dans un commissariat. J’avais été conduit là pour faire une déposition en tant que témoin d’un assassinat, qui se révéla être un homicide par imprudence. […] » Il souligne ce qui l’a intéressé chez cet homme : « Comme vous le savez, j’écris des paroles de chansons, bien que je n’aie pas eu de succès dans la vie… J’écris sur l’âme des personnes. » Et l’âme de Sinner est à nulle autre pareille.
Sinner est, selon lui, « cynique et tendre, entre dur et vulnérable », « un galant homme » bien qu’il fréquentât de nombreuses femmes, pour tout dire « un homme à l’ancienne », comme on n’en fait plus.
« Un jour, raconte Sampayo, quelqu’un a tenté de le dévaliser dans la rue, moi, j’étais dans le coin, et il a suffi d’un regard de sa part pour que les gars prennent peur. »
À l’occasion d’une exposition en juin dernier, les patrons de la galerie parisienne BDartist(e) ont publié sous le label Barbier & Mathon ce splendide ouvrage où des textes inédits de Carlos Sampayo viennent commenter (à moins que ce ne soit le contraire) les splendides dessins de José Muñoz. Ils tracent l’un et l’autre un portrait de Sinner, contrasté comme il se doit.
Je ne connais pas de meilleure introduction au personnage, d’autant que la maquette est dûe aux doigts d’or de Philippe Ghielmetti et que la traduction en français à partir de l’espagnol (les deux versions cohabitent dans cet album) est signée Dominique Grange, chanteuse engagée à la scène et compagne de Jacques Tardi à la ville. Difficile de faire mieux comme références.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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