La collection Bouquins chez Robert Laffont est un des fleurons de l’édition francophone de ces quarante dernières années. Créée en 1979 par le grand éditeur Guy Schoeller, elle est une sorte de pendant de la collection La Pléiade chez Gallimard dont elle reprend l’idée d’une « bibliothèque idéale ». La collection compte plus de 600 titres à son catalogue et produit sept à huit titres par an. Pour la première fois, elle s’ouvre cette année à la bande dessinée.
Moins « chic » que La Pléiade, elle s’emploie comme elle à réunir des œuvres complètes et des dictionnaires sur des sujets aussi divers que le vin ou l’opéra, sur le modèle d’un ouvrage édité par l’Anglais Penguin en 1976, un fort volume souple et maniable de plus de mille pages : Le Capital de Karl Marx. Guy Schoeller, entreprit d’abord de publier l’intégrale des poèmes de Victor Hugo mais bientôt l’œuvre complète d’Eugène Sue, de Gustave Le Rouge, de Maurice Leblanc, de Lovecraft, de Jack London ou de Léo Malet, ces derniers étant le plus souvent dotés d’un appareil critique signé… Francis Lacassin, le cofondateur du Centre d’études des littératures d’expression graphique (Celeg), l’un des premiers clubs de la bande dessinée de France et l’homme qui popularisa le vocable « 9e art » pour désigner la bande dessinée. Joli hasard.
L’une des perles de la collection Bouquins est sans conteste le Dictionnaire des Auteurs et des oeuvres de Laffont-Bompiani, où l’on peut lire le résumé de la plupart des grandes chefs d’oeuvre littéraires du monde. Un monument. La collection s’ouvrit, sous la houlette de Daniel Rondeau puis de Jean-Luc Barré, à des auteurs plus contemporains, par exemple des essayistes comme Edgar Morin ou Michel Onfray, Jacques Julliard ou Erik Orsenna.
Le Bouquin de la BD
Dirigeant cet ouvrage, Thierry Groensteen, ancien directeur du Musée de la bande dessinée d’Angoulême, créateur de la revue Neuvième Art et des Éditions de l’An 2, s’est entouré de bon nombre de spécialistes de la BD, mais aussi d’historiens, d’universitaires, de critiques, de bibliothécaires.
Qu’en dire ? Que c’est une mine d’informations de qualité sur la bande dessinée composée de quelque 150 articles que l’on consomme avec appétit. Comme toujours dans ce type d’ouvrage, c’est parfois inégal. Certains articles sont purement scolaires, rassemblant des savoirs avec une application laborieuse mais honnête, c’est déjà ça ; d’autres sont par trop ambitieux, brassant des sujets énormes qui peuvent difficilement être ramassés en un seul article. Je pense à l’excellente notice de Sylvain Lesage à propos des albums qui passe de la collection Jabot de Cham au milieu du XIXe siècle, soulignant la filiation avec Töpffer, aux albums de Saint-Ogan (Zig et Puce, 1925) puis à ceux d’Astérix en une colonne, tandis qu’il s’attarde dans tout le reste de l’article sur les albums parus depuis les années 1970. Ou à l’article de Gilles Ciment sur la couleur qui n’a l’air d’exister, selon son auteur, qu’à partir des années 1980. C’est la limite du genre.
On sent ça et là, notamment dans l’article sur la « critique », poindre un parfum de règlement de compte. Vous pensez bien que celui-là, on l’a regardé d’un peu plus près. Il est signé par Thierry Groensteen himself. On y retrouve la petite rivalité entre la critique académique et la critique journalistique.
Même si notre éminent théoricien de la BD feint d’oublier qu’il a lui-même versé dans cette engeance, notamment dans ses chroniques pour Le Monde (pour brouiller les cartes, il a aussi été scénariste et il est toujours éditeur à L’An 2/Actes Sud), il se pose en théoricien, chantre de la « critique savante » face à ce qu’il nomme une « critique d’accompagnement » que serait la pratique journalistique. Il reprend les catégories absconses et méprisantes d’Harry Morgan et confine le travail de l’Association des critiques et des journalistes de bande dessinée (ACBD) au rapport de Gilles Ratier qu’il réduit à une simple comptabilité. Elle a pourtant bien servi pendant des années, sa comptabilité....
À la trappe également, dans son petit parcours historique, le travail des pionniers de l’érudition bédéphilique : les Francis Lacassin, Pierre Couperie, Pierre Vankeer, Claude Moliterni, Maurice Horn, Jacques Sadoul ou Henri Filippini qui pourtant ne manquaient pas d’ambition dès la première heure en s’assignant la tache d’élaborer les premières encyclopédies et les premiers dictionnaires, ancêtres de celui-ci, certes truffés d’erreurs et d’approximations, mais extrêmement novateurs pour l’époque.
Pertinences et béances
On peut évidemment sourire aujourd’hui en feuilletant cette Encyclopédie de la bande dessinée de Claude Moliterni, Pierre Couperie et Henri Filippini (1974), la première du genre, qui s’arrête à la lettre D, ou encore cette Histoire mondiale de la bande dessinée (1980) à laquelle collaborèrent Kosei Ono et Osamu Tezuka lui-même ! À l’époque, il n’y avait ni Internet, ni fax. Dès lors, lorsque nos contributeurs japonais envoyèrent les illustrations des mangas japonais pour illustrer leur article, les directeurs d’ouvrage, dans l’impossibilité de les attribuer, les mirent en page n’importe comment, au petit bonheur la chance… Kosei Ono en rit encore.
Dans cette énumération, les travaux de véritables références fiables comme Dominique Petitfaux, longtemps animateur du Collectionneur de bande dessinée ou celui de Patrick Gaumer, l’auteur du Larousse de la bande dessinée sont également ignorés.
Certes, cela a mis du temps pour que l’université arrive à investir ce champ avec son sens bien connu du sérieux, et c’est tant mieux. Le corpus savant sur la bande dessinée s’est agrandi depuis trois décennies (et on ne parle pas ici de ce que l’on peut lire en ligne) et cet ouvrage offre un panorama assez équilibré sur le savoir tel qu’il est délivré aujourd’hui. L’article sur la BD et la Shoah par exemple -un sujet que je connais un peu- est bien réalisé, avec sobriété.
L’ouvrage cependant n’est pas exempt de ces travers horripilants qui caractérisent la prose universitaire. On la reconnaît à coup férir aux auto-citations qui la parsèment tous les trois paragraphes en moyenne, quand elle n’invente pas sa novlangue (je pense à Harry Morgan, évidemment). L’autre caractéristique de cette littérature, c’est qu’elle sort rarement du champ d’analyse qu’elle s’est soigneusement assignée -rigueur scientifique oblige, n’est-ce pas ? - laissant des béances qui contrastent avec le caractère tautologique des questionnements (le « roman graphique » a ainsi droit à de multiples variations).
Ainsi, si l’on n’échappe pas dans ce Bouquin aux mots « bulle », « auteur », « comics », « underground », … ou encore à « abstraction », « canon », « génétique », voire « jungle », les mots « impression », « libraire », « diffusion » ou « distribution » manquent à l’appel. Ils ont pourtant, dans le domaine de la bande dessinée, une histoire singulière. Les verra-t-on dans la prochaine édition ?
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Le Bouquin de la bande dessinée – Par Thierry Groensteen [Dir.] – Robert Laffont - Coédition avec La Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image – 928 pp- 30€.
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