Patrice Pellerin est considéré à juste titre comme l’un des meilleurs dessinateurs historiques : sa minutie pour ses reconstitutions est si poussée qu’elle frise l’obsession. Mais cela ne retire en aucune façon la force et l’évocation qu’il place dans chacune de ses planches. Et si sa série fétiche L’Épervier est passé de Dupuis à Soleil, Dargaud n’a pas oublié que cet auteur talentueux avait débuté sous sa bannière en réalisant deux tomes de Barbe-Rouge. L’éditeur de la rue Moussorgski s’est décidé à lui rendre hommage comme il se doit dans cette septième intégrale.
Et Eric devint Yann de Kermeur...
Pour évoquer les débuts de Patrice Pellerin en bande dessinée, on comprend rapidement que l’association à deux vitesses Ratier-Pessis qui présidait aux précédents dossiers de cette intégrale a cédé la place à Brieg Haslé-Le Gall & Alain Boulaire (voir les commentaires ci-dessous de Gilles Ratier qui contextualise cette passation).
Et cela s’en ressent, car ce dossier introductif s’avère d’une parfaite acuité. Par de petits ou plus longs articles, ponctués de croquis originaux et de tapuscrits d’époque, il explique tout le parcours de Patrice Pellerin, sans oublier de redonner la parole à Jean-Michel Charlier qui contextualisa ce diptyque dans deux introductions du tirage de tête de l’intégrale Échec aux négriers reprises dans ce dossier.
Lequel débute par un article issu des pages de Spirou qui introduit ce jeune auteur issu de l’illustration historique et que le grand Jean Giraud lui-même, enthousiaste, présenta à Jean-Michel Charlier, son complice sur Blueberry. Ce dernier cherchait justement un repreneur à Barbe-Rouge. Pellerin prit naturellement, sans faiblir, la suite de Hubinon & Jijé, ce qui en aurait fait trembler plus d’un. Les lecteurs seront surtout intéressés de découvrir l’une des premières planches publiée par Patrice Pellerin dans le Journal de Spirou en 1981 : un hommage au récit de pirates, qui préfigure du talent de l’auteur.
Puis, les différents éléments retracent le contenu de l’un des meilleurs diptyques de la série. Et l’on connaît la suite : Charlier & Pellerin avaient décidé de changer de méthode de travail pour la suite de leur collaboration. La documentation et le synopsis pour Pellerin, le découpage et les dialogues pour Charlier. Mais le grand scénariste s’éteignit prématurément, et même si ses héritiers avaient demandé à Pellerin de poursuivre la série, les tractations éditoriales n’ont pas abouti, et c’est finalement à Christian Gaty que revint la lourde tâche de reprendre la série.
Pour Pellerin, pas question de rester en carafe avec ses planches ! Ni une, ni deux : il traça une balafre à Eric, le fils de Barbe-Rouge qui était au centre du début du récit, et le voici transformé en Yann de Kermeur, un nouveau héros 100% Pellerin. Et l’on connaît le succès qui s’ensuivit !
Si l’histoire est connue, la richesse des documents présentés dans l’intégrale la rend incontournable pour tous les amateurs de bande dessinée : le synopsis de Pellerin ainsi que la couverture (abandonnée) du premier tome, le tapuscrit qu’en tira J.-M. Charlier, les planches originales du début du récit avant que Pellerin ne le transforme en Épervier, puis la comparaison planche à planche des conversions qu’il réalisa : passionnant !
Enfin, le dossier reprend les deux pages de parodies que Pellerin réalisa lui-même pour Barbe-Rouge. Sans doute le meilleur recueil de cette nouvelle intégrale !
Alexis et Fred, dans la spirale du temps
La seconde carte abattue par Dargaud revient également aux grandes heures de Pilote, avec les héros Timoléon et Stanislas. Dargaud a d’ailleurs décidé de nommer finalement cette série réalisée par Alexis & Fred : Time is Money. En effet, les différents épisodes étaient souvent connus comme ceux de Timoléon, avec le sous-titre « Ils voyagent dans le temps pour de l’argent ».
Cette sentence est d’ailleurs forte à propos car elle décrit en une phrase cette curieuse association d’un scientifique un peu fou et d’un représentant de commerce au bout du rouleau. Les différents récits les propulsent dans le temps à la recherche d’une richesse inopinée. Les deux héros ressemblent d’ailleurs un peu à leurs créateurs : le grand et fin Alexis, et le plus replet Fred, ainsi que l’explique le petit dossier introductif de 5 pages préfacé par Jean-Claude Mézières, le dessinateur de Valérian.
Le charme tout particulier de la série tient dans l’humour de Fred et dans le superbe talent graphique d’Alexis. Dargaud rend d’ailleurs hommage à ce dernier en présentant cette intégrale en noir et blanc. Le trait de certaines planches est parfois un peu plus grossier, mais difficile de dire si cela tient aux échéances de production ou à la qualité des films de photogravure de l’époque. Néanmoins, la grande majorité des planches sont impressionnantes de dextérité. On remarquera particulièrement le jeu des ombres, jouant des hachures, des aplats, et de virtuoses traits de pinceaux.
Pour cette première intégrale de ces aventures, Dargaud en profite pour publier également les cinq pages qui ont introduit chacun des récits dans Pilote. Et même si Quatre pas dans l’avenir paraît un peu moins rythmé que les autres, on retrouve avec beaucoup de plaisir cette suite qui n’a rien perdu de son humour et de son charme après quelques décennies.
Tanguy & Laverdure soutiennent les essais nucléaires polynésiens
Autre pierre angulaire de Pilote, Tanguy & Laverdure qui continuent de vivre leurs aventures sous la forme de cette nouvelle intégrale, dont les dossiers sont signés Gilles Ratier & Patrick Gaumer, bien plus complémentaires que les non-miscibles Ratier-Pessis des précédents Barbe-Rouge.
Ce dossier est à nouveau à l’image du duo d’aviateurs à la fin des années soixante : polymorphe mais toujours adéquat ! En effet, une des ficelles du succès de la série tenait dans sa triple actualité : la bande dessinée dans Pilote, les articles documentant l’aviation dans le même magazine dont une partie des articles sont reproduits dans le dossier, ainsi que la série télévisée qui continuait de battre son plein, véhiculant également son lot de produits dérivés.
Ratier s’emploie à ratisser de façon serrée chaque planche de ces aventures, pour les comparer aux versions prépubliées afin de repérer les ajustements de Jijé, les trois ou quatre strips qui ont sauté au montage de l’album, ainsi que le travail supplémentaire réalisé pour Super Pocket Pilote, des récits qui sont d’ailleurs ici proposés dans leur jus en noir et blanc. Quant à Gaumer, il analyse avec son érudition habituelle la production peu connue des nouvelles et des romans-photos du prolifique J.-M. Charlier.
Au final, cette intégrale de qualité évoque détails et une grande qualité de source le contexte de création des aventures qui y sont compilées. Un unique regret : le manque de recul par rapport à l’aventure vécue par le tandem volant. Plus que tout autre, ce diptyque soutenait les essais nucléaires face à un ennemi stigmatisé trouvait un écho facile dans la politique du gouvernement pré-1968. Erwan Seznec, journaliste spécialisé en enquêtes économiques en a justement parlé dans son article "« Une vahinée de perdue, dix de retrouvées ! », ou les lamentables aventures de Tanguy et Laverdure à Mururoa" sur le site des victimes oubliées des essais nucléaires, ainsi que dans sa BD-reportage publiée dans le dernier numéro de la Revue Dessinée. Assumer dans le dossier de cette intégrale une partie de ces clichés près de cinquante ans après leur création n’aurait pas retiré de crédit à l’œuvre artistique et patrimoniale des auteurs.
Les incontournables
Terminons ce tour d’horizon avec deux albums pour les aficionados :
- Déjà le dix-septième recueil de l’édition intégrale de Snoopy et les Peanuts, le chef d’œuvre de Charles M. Schulz, et pourtant nulle baisse de qualité dans cette atmosphère inimitable. Que ce soit entre eux, au jardin ou face à la maîtresse d’école, les Peanuts ne cessent de nous faire bénéficier de leur dérision si particulière. Les fans auront déjà les précédents recueils, les retardataires devraient prendre le temps d’y revenir.
- Autre temps, autre univers : Dargaud vient de publier une édition limitée en grand format de son coup d’éclat du moment : le renouveau du western « blueberrien » que constitue Undertaker.
Nous vous avons déjà présenté en détails cette série créée par Ralph Meyer & Xavier Dorison. La seconde partie de ce premier diptyque permet de savourer pleinement le cadre semi-surréaliste concoctée par les auteurs. Cette édition grand format en couleurs nous fait redécouvrir cette conclusion en pleine immersion, ainsi qu’une série d’illustrations et d’ex-libris, sans oublier la reproduction des storyboards et des originaux des sept premières planches du futur tome 3.
Dargaud a donc bien décidé de ne plus se laisser damer le pion par les autres maisons d’éditions sur le terrain du patrimoine. Après ce retour de cohérence, principalement pour Barbe-Rouge, nous serons attentifs et sans doute ravis de voir se prolonger ces bonnes résolutions.
(par Charles-Louis Detournay)
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