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Les secrets de « l’affreux » Dr Wertham

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) Xavier Mouton-Dubosc le 3 septembre 2010                      Lien  
Pour les historiens de la BD américaine, le Dr Wertham est le « villain » absolu, une sorte de monstre intellectuel qui aurait suscité une impitoyable campagne anti-comics dans les années 1950, provoquant la création en 1954 d’un code de censure, le « comics code », qui plomba la créativité américaine pendant des décennies. La Bibliothèque du Congrès vient d’ouvrir ses archives aux chercheurs et avec elles, quelques-uns de ses secrets.

Elles sont contenues dans 222 containers, symboles d’une période particulièrement noire de l’histoire de la bande dessinée américaine. Il s’agit des propres archives du psychiatre Fredric Wertham (1895-1981), auteur du célèbre ouvrage The Seduction of Innocent (La séduction de l’Innocent), point d’appui d’une violente campagne anti-comics qui tentait de faire le lien entre une certaine catégorie de bande dessinée et la délinquance juvénile.

Les ligues de vertus et les politiques conservateurs se sont emparés de ce rapport pour mener une croisade contre certains éditeurs (notamment EC Comics, éditeur de comics d’horreur) amenant les éditeurs américains de bande dessinée à créer en 1954 le Comics Code (comparable au Code Hayes au cinéma) afin d’éviter que leurs activités ne soient régulées par des lois trop contraignantes, comme c’était le cas en France depuis 1949.

Les secrets de « l'affreux » Dr Wertham
Dans ses archives, de nombreux comics annotés de commentaires
Photo DR - Courtesy of the Library of Congress

Un sympathisant des Droits Civiques

Ce sont des facettes peu connues, et parfois surprenantes du psychiatre qui nous sont données à voir grâce à ses archives : Né à Munich en 1895 sous le nom de Frederic Wertheimer, Wertham fut doctorant en 1921 et c’est en 1922 qu’il émigre aux États-Unis pour y enseigner la psychiatrie. En 1932, il devient directeur de l’hôpital psychiatrique judiciaire, examinant en tant qu’expert chaque cas présenté devant la Cour de New-York, comme le tueur en série d’enfants Albert Fish dont il établit l’irresponsabilité mentale.

Ce qui est surprenant, c’est que notre grand censeur s’avérait être aussi un sympathisant des Droits Civiques prônant une société multi-raciale à une époque où la moitié des États appliquaient encore la Ségrégation. Il avait notamment ouvert un hôpital psychiatrique dans Harlem accessible aux personnes défavorisées. Avant la publication de son ouvrage, il avait travaillé sur l’insertion de jeunes délinquants opérant un travail de psychiatrie sociale tout à fait remarquable pour l’époque. Il est également intervenu en faveur de l’amélioration des conditions de détention des époux Rosenberg.

Le Dr Wertham a-t-il été victime de sa starisation ? En 1941, il publie : Dark Legend : a Study in Murder (Légende noire : étude d’un meurtre) basé sur son importante expérience dans le domaine, un ouvrage qui le lance auprès des médias. Axant sur son travail sur l’importance de l’éducation dans la jeunesse et les dangers de certaines scènes impressionnantes sur les enfants et les adolescents, il stigmatise notamment ces médias de masse qui construisent leur imaginaire.

En 1954, il s’attaque au genre le plus populaire du moment : le comic book, dont les héros rivalisent en super-pouvoirs et qui, surtout, avec le retour au pays des GI’s, leurs principaux clients, sont entrés, pour certains d’entre eux, dans une surenchère de titres racoleurs qui font la part belle au crime et à l’horreur. Avec Seduction of the Innocent, il apporte du four au moulin d’une campagne puritaine particulièrement violente contre les comics bientôt imprégnée par la chasse aux sorcières communistes.

Cette publication l’amène à témoigner à six reprises devant le Comité sur la délinquance juvénile au Sénat où il put s’étendre sans retenue sur la dangerosité de certains illustrés pour la jeunesse. Il était sincèrement persuadé qu’il fallait protéger les enfants des idées néfastes pour qu’une démocratie ne bascule pas dans l’anarchie.

Rapport sur Superman : Il serait responsable de la violence sur les filles...
Photo DR - Courtesy of the Library of Congress

Superman responsable de la violence des enfants vis-à-vis des filles ?

Ces 222 malles ont été acquises en 1987, par un legs à la Bibliothèque du Congrès de la part de la fille du docteur, et sont accessibles aux chercheurs depuis mai dernier. Dans ses papiers, on découvre quelques-unes de ses notes sur des comics qui lui soulevaient le cœur. Ainsi, dans Kid Colt, Outlaw (1967), 62 des 111 images de l’histoire présenteraient, selon lui, des scènes trop violentes. Dans un numéro de la Justice League of America de 1966, de nombreuses onomatopées aux sonorités brutales (“thudd”, “whapp” et “poww”) seraient trop suggestives. À l’appui de sa démonstration, on trouve dans ses papiers des dessins réalisés par ses patients et les notes thérapeutiques et les analyses qui y sont attachées.
Dans une notice sur Superman, il écrit : « Cet exemple montre que la confusion entre le rêve et la réalité provoquée par cette bande dessinée […] est responsable de la cruauté développée dans ses jeux par l’enfant, en particulier à l’endroit des jeunes filles… »

Le travail du Dr Wertham est à replacer dans un contexte où, dans la plupart des pays, la bande dessinée était considérée comme une sous-littérature désapprenant la lecture aux enfants. On sait aujourd’hui que ces études ne reposent sur aucune base scientifique sérieuse, se focalisant sur des exemples anecdotiques que pour mieux étayer leur thèse. Par ailleurs, certains historiens ont émis l’hypothèse que la virulence de la campagne anti-comics était aussi justifiée par le fait que le FBI soupçonnait les éditeurs de comics d’être des officines de blanchiment pour la Mafia.

L’icône du « super-villain » de la censure s’en retrouverait dès lors un peu plus complexifiée…

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

(par Xavier Mouton-Dubosc)

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En médaillon : Le Dr Wertham - Photo DR - Courtesy of the Library of Congress

 
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8 Messages :
  • Les secrets de « l’affreux » Dr Wertham
    3 septembre 2010 14:59, par Sébastien Naeco

    Excellent sujet, bravo !
    Une question au passage : pourquoi tant d’années d’inaccessibilité de ces archives après le don à la Bibliothèque ? C’est curieux ! Il est lié à la mort de Kennedy ? :)

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    • Répondu par Xavier Mouton-Dubosc le 3 septembre 2010 à  20:42 :

      Il s’agissait à la fois d’une demande de la famille et des volontés du défunt.

      L’ouverture de ses papiers au public permet de découvrir que finalement nous ne connaissions que trop peu cette personne qui a eu un impact non négligeable dans la Bande-Dessinée.
      En fait, il avait plus qu’une légitimité à parler de la délinquance juvénile, mais travaillait sur des cas relativement extrêmes. Le fait que la majorité de ses sujets concernait des cas de crimes et délits, donc une population relativement marginale, aurait pu porter à charge n’importe quel élément (le sport, les paris hippiques, la musique, le cinéma,...). À cause de ce travail, qui, s’il n’y avait cette erreur scientifique d’échantillonnage et sur la conclusion de son étude, est plutôt de bonne qualité, l’individu a été considéré par un pestiféré aussi bien par les historiens de la bande-dessinée, que plus tardivement par l’ensemble des historiens en général.

      On imagine qu’il a eu à la fois des attaques assez virulentes et personnelles sur le reste de sa vie, mais aussi que la teneur de ces papiers comporte des éléments de vies privées, notamment les dossiers médicaux mais surtout les identités de ses patients.
      Ce qui a du motiver ce moratoire avant l’ouverture publique de ce fonds.

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      • Répondu par Sébastien Naeco le 4 septembre 2010 à  20:44 :

        Merci beaucoup !

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  • Les secrets de « l’affreux » Dr Wertham
    3 septembre 2010 20:31, par la plume occulte

    Chez nous,un des acteurs majeurs de la censure et de la campagne anti-BD a été le voltaire de pacotille du 20 ième siècle Jean Paul Sartre:un bédéphobe hystérique ...

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    • Répondu par Patrick Gaumer le 4 septembre 2010 à  15:56 :

      "Nous publions aujourd’hui, à titre documentaire, deux études consacrées à un aspect mal connu de la société américaine. La première, due au Dr Fredric Wertham, analyse les crime comic-books, ces recueils de "bandes dessinées" dont plusieurs dizaines de millions d’exemplaires sont vendus chaque mois aux États-Unis. Dans la seconde, Marya Mannes présente un "fait divers" qui illustre assez bien les thèses du Dr Wertham. Encore faut-il observer que les crime-comics ne sont pas exactement la cause d’une certaine "criminalité juvénile" : tous deux seraient plutôt les manifestations d’une même désagrégation sociale." (Les Temps Modernes, n° 118, octobre 1955). J’aime bien le "pas exactement la cause" !

      Patrick Gaumer

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    • Répondu par Flocon le 16 septembre 2010 à  11:53 :

      Sartre était sur le plan de la morale "bourgeoise"plutôt difficile à vivre.
      Heureusement , il est mort et ce qu’il représente ne semble pas loin de l’être aussi.

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  • Intéressant article, bourré de nouvelles peu connues.
    Il me semble toutefois utile d’apporter certaines précisions sur les conséquences concrètes de l’application du CCA.

    Le début des années cinquante fut marqué par le succès commercial des EC Comics édités par William Gaines. Ces comics s’adressaient aux adolescents et aux adultes. Ils étaient illustrés par une foule d’auteurs excellents, et abordaient de façon adulte des thèmes comme la guerre, la violence criminelle, la drogue, le racisme, etc etc.
    Frank Miller déclara lors d’une conférence à San Diego que le CCA avait été rédigé par les éditeurs concurrents (Atlas, DC, Harvey, etc) pour faire capoter un concurrent trop agressif, trop innovateur, qui en plus avait un flair certain pour recruter ses auteurs (en vrac : Kurtzman, Wood, Davis, Frazetta, Ingels, Kriegstein, Torrés, Davis,etc etc).

    Ce qui est sûr, c’est que l’avènement du CCA eut pour effet de brider la créativité et le bouillonnement créatif des comics, qui devinrent dés lors des publications juvéniles à destination des enfants : pas de violence, pas d’érotisme (pour Wertham, une jeune femme en bikini ou en chemisier moulant s’y apparentait !!), pas de thèmes contemporains, souriez et dormez. Vous vivez dans un monde rassurant grâce à nous !!

    Gaines se reconvertit avec succès dans l’humour satirique, grâce à sa revue Mad.

    Les comics CCA restèrent juvéniles chez DC ou Marvel. Quand un comics ne correspondait pas aux obligations du CCA (exemple un Spider-Man (vers le 90) dessiné par Gil Kane, où l’on voit le fils Osborn s’adonner aux délices de la drogue ; ou un Green Lantern de Dan O’Neil et Neal Adams qui met en scène un junkie dans une situation comparable), il paraissait sans le label CCA, probablement avec un tirage réduit puisque les parents achètent à leurs enfants des comics recommandés.

    La solution des éditeurs ? Pendant des décennies, des revues For mature readers, ou l’Underground.

    De mémoire, c’est Joe Quesada qui vira ce label des couvertures de Marvel Comics vers 2002. Quand on regarde la télé ou si l’on se promène dans la rue, la réalité risque d’être plus choquante que ce que l’on voit dans les comics.

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  • Les secrets de « l’affreux » Dr Wertham
    4 septembre 2010 08:56, par JLouis

    Le docteur Wertham était effectivement un intellectuel classé à gauche, voire très à gauche, puisqu’il était aussi un opposant à la peine de mort. Son rejet des comics s’était toutefois atténué avec le temps, si l’on en croit Art Spiegelman qui a fait des recherches et qui a écrit un article sur le sujet. Dans les années 70, le docteur aurait regretté auprès d’étudiants la campagne anti-comics des années 50 et ses conséquences pour la bande dessinée. Sans renier complètement ses thèses, il avait assoupli sa position, notamment après avoir été découvert les comics underground dont les auteurs étaient tous des "enfants" des EC Comics…

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