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Li Kunwu ("Les Pieds bandés") "Entretenir la mémoire chinoise"

Par Laurent Melikian le 5 avril 2013                      Lien  
Dans les familles aisées de la Chine impériale, la coutume voulait que l'on casse les pieds des fillettes pour les comprimer dans des bandelettes. Leurs petits pieds devenaient objet d'adulation et assuraient un mariage profitable. Née au début du vingtième siècle, Chunxiu a été une des dernières Chinoises à subir cette torture sur l'autel de l'esthétisme. À la fin de sa vie, elle fut embauchée en tant que nounou à Kunmin dans la famille Li dont l'un des enfants -Li Kunwu- est devenu dessinateur.

Chunxiu était apparue dans Une Vie Chinoise, récit autobiographique en trois volumes que Li Kunwu a réalisé en compagnie du scénariste français Philippe Ôtié (éd. Kana). Avec Les Pieds bandés, il raconte seul une autre vie broyée par les régimes successifs du pays.

Quand cette tradition des pieds bandés a-t-elle été appliquée ?

Cela a duré plus de mille ans. On a commencé à bander les pieds des petites filles pendant la dynastie Tang (an 618 à 907, NDLR). La tradition a été abolie avec la révolution Xinhai de 1911, mais dans les régions reculées comme le Yunan ou est née Chunxiu, elle s’est perpétrée encore plus longtemps. C’est une coutume parmi d’autres. En cinq milles ans d’histoire, la Chine en a connu énormément, mais elles sont rarement évoquées à l’école. Les Chinois connaissent mal certains aspects de leur histoire aujourd’hui.

Li Kunwu ("Les Pieds bandés") "Entretenir la mémoire chinoise"
Chunxiun à la fin de sa vie avec Li Kunwu
© DR

Quelle était votre relation avec Chunxiu ?

Quand elle est arrivée dans notre famille, j’étais encore très petit, je ne comprenais pas tout. On l’appelait Grand-mère, mais on ne l’acceptait pas vraiment. Ma sœur et moi étions assez durs avec elle. Ensuite j’ai réalisé qu’elle était d’une grande bonté et qu’elle s’occupait bien de nous. D’ailleurs dans Une Vie chinoise, j’ai raconté comment je volais un petit peu de viande à l’école pour lui donner discrètement, car elle n’avait quasiment rien à manger.

Comment vous a-t-elle parlé de ses pieds bandés ?

À travers mes yeux d’enfants, je trouvais ces petits pieds très bizarres. Tous les jours elle devait laver et faire sécher ses grandes bandes de tissu qui sentaient très mauvais. Petit à petit j’ai mieux compris les raisons de ces pieds bandés. D’abord elle ne voulait rien me dire. Elle s’est confiée un peu plus pendant la Révolution culturelle quand elle a dû quitter la famille. Elle gardait cette souffrance pour elle. Cette histoire m’a beaucoup marqué. Mais j’ai vraiment pu la reconstituer en réalisant cette bande dessinée et en consultant des personnes âgées.

Pourquoi évoquez vous Chunxiu enfant, puis beaucoup plus âgée ?

J’ai dû effectuer ce bond dans le temps car je ne sais rien de Chunxiu dans la force de l’âge. Petite fille, elle ne comprenait pas pourquoi on devait lui bander les pieds. C’était la condition pour s’élever dans l’échelle sociale. Plus tard, beaucoup d’hommes sont venus la courtiser. Elle a entrevu ce que ces pieds bandés pouvaient apporter. Mais après la Révolution, ils sont devenus symboles d’infamie. Elle a estimé qu’elle n’avait plus d’avenir. Le plus tragique est que sa souffrance physique a été sublimée par une souffrance psychologique.

Comment avez-vous commencé dans la bande dessinée en Chine ?

À mes débuts, la bande dessinée était avant tout représentée par les traditionnels lianhuanhua en petit format. On y traitait des thèmes variés avec des contraintes très strictes, une seule image par page. J’ai dessiné plus d’une trentaine de ces volumes pour des éditeurs différents, sur des formats différents. Je pouvais dessiner du récit historique, de la propagande, des récits éducatifs pour les enfants, des conseils d’hygiène… J’ai également publié des reportages dessinés sur les paysages du Yunan et ses ethnies minoritaires.

Aujourd’hui, avec la télévision et Internet, le lianhuanhua est obsolète. Les éditeurs importent beaucoup de matériel japonais et même européen. Les lecteurs n’ont pas toujours conscience de la provenance de ces bandes dessinées. Pour la création chinoise, la technique de dessin est libre, il y a de bons dessinateurs, mais les scénarios ne sont pas assez forts, le public ne peut pas s’attacher à la majorité des histoires produites en Chine.

Comment avez-vous rencontré la bande dessinée européenne ?

En venant pour la première fois à Angoulême, j’ai été très impressionné par la profusion éditoriale. J’ai compris combien le manga a été influencé par la bande dessinée européenne. Ça a été un moment très important j’ai mieux compris cet univers, j’ai compris les différentes influences. Il est dommage que les jeunes auteurs chinois ne prennent pas le temps d’aller à Angoulême. Par exemple beaucoup connaissent Tintin, mais peu réalisent la portée internationale qu’il a pu avoir.

Extrait des {Pieds bandés}
© Kana - Li Kunwu

Vous aviez réalisé Une Vie chinoise avec la participation de Philippe Ôtié au scénario. Pour Les Pieds bandés que vous avez écrit seul, il semble que vous avez acquis de la confiance dans votre technique narrative,…

Quand j’ai commencé à écrire Une Vie chinoise, j’ai beaucoup lu de bandes dessinées françaises. Philippe Ôtié m’a aidé à mieux comprendre ce processus créatif bien différent du lianhuanhua. Il m’a fallu trois ans pour réaliser le premier tome, une année par chacun des deux autres. Aujourd’hui, j’estime que j’ai réussi à maîtriser cette technique et à trouver mon propre style.

Beaucoup de jeunes dessinateurs chinois n’ont pas mon expérience et les plus âgés n’ont pas eu la chance d’être en contact avec la BD européenne. J’ai donc une espèce de singularité. J’ai découvert que la bande dessinée occidentale peut évoquer des environnements riches et des personnages complexes et me permettre de m’exprimer profondément. C’est une voie que je compte suivre. Mon pays a subi de nombreux bouleversements depuis un siècle, les nouvelles générations n’en sont pas forcément conscientes. Mon but est maintenant d’entretenir la mémoire chinoise par la bande dessinée.

Encore faut-il que vos histoires soient lues en Chine…

C’est un autre problème. Avant, un lianhuanhua pouvait être tiré à plus de 10 millions d’exemplaires. Aujourd’hui ce serait impossible. Les gens ont beau avoir les moyens, ils ne s’intéressent plus au livre. J’ai cependant de l’espoir. Une Vie chinoise vient tout juste de paraître en Chine et déjà il a retenu l’attention des grands médias nationaux. J’espère que Les Pieds bandés suivra.

(par Laurent Melikian)

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