C’est fait, la mondialisation est entrée dans nos mœurs, elle a pour ainsi dire mondialisé nos mœurs.
L’Internet y est pour beaucoup qui permet la circulation des idées, en un instant, à des milliers de kilomètres de leur lieu d’émission. Toute l’affaire Charlie Hebdo peut se résumer à cela : diffusé à l’autre bout du monde, l’anticléricalisme de ses fondateurs passe mal, le libertarisme de son humour n’est tout simplement pas compris, et donc susceptible de toutes les manipulations. C’est Babel et Sodome et Gomorrhe réunis !
Savez-vous qu’au Chili, par exemple, une seule évocation favorable à l’avortement est passible des tribunaux ? Qu’en Russie, un article un peu permissif sur l’homosexualité peut vous mener en prison ? Qu’en Iran ou en Arabie saoudite, un dessin critiquant la religion ou le pouvoir peut vous valoir la peine de mort, ou la prison, au Maroc par exemple ? Il est paradoxal de voir que ce sont de simples créateurs, des "fanzineux" comme disait Luz, qui se trouvent assassinés alors que les idées les plus subversives, les plus haineuses, la pornographie la plus extrême ont cours en toute liberté sur la toile.
Censure, etc.
On le sait depuis longtemps : la plupart des pouvoirs autoritaires ne supportent pas la liberté de la presse, mais cet autoritarisme ne vient plus seulement des dictateurs, elle peut aussi venir d’un corps social. Parfois avec raison : la pornographie infantile, par exemple, est naturellement insupportable et il est normal qu’une société fixe des limites à sa liberté. Ainsi, la Loi française du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, garantit son indépendance mais désigne aussi ses responsabilités vis-à-vis de la provocation aux crimes et délits, des informations mensongères, de la diffamation et de l’injure, etc. Elles énoncent, selon ce que définissait Émile Durkheim, "les conditions fondamentales de la solidarité sociale".
Mais ces dernières années, une certaine judiciarisation, voire un quant à soi de "bienséance" impulsés par le droit anglo-saxon ont davantage resserré ce que Michel Foucault appelait le "quadrillage pénal du corps social". Tout le travail de nos philosophes, de nos sociologues, mais de nos artistes aussi qui, dans les 1960, avaient déconstruit le mécanisme répressif, comme la censure, "la pitoyable et ridicule censure, toujours redoutable" dont parlait René Goscinny, est en train d’être renversé par la société issue des nouvelles technologies. Deux filles se faisant un baiser en pleine bouche dans Largo Winch se trouvent impitoyablement censurées par Apple, sans aucune possibilité de recours.
Bienséance
Les auteurs de nos jours n’ont pas seulement à prendre en compte leur propre morale, les remarques éventuelles de leur éditeur (et de sa horde de commerciaux) sur leur travail : ils doivent aussi essuyer une critique de plus en plus libérée, de plus en plus acerbe dont les aspects les plus violents émanent, non pas des journalistes -qui s’en trouvent du coup décrédibilisés- mais des forums et des réseaux sociaux dont les membres s’agglutinent sur une cause (souvenez-vous de la "bronca" féministe des Grands Prix d’Angoulême), parfois par le simple jeu de mots-clés comme "Mohamed" ou "Antisémitisme".
La force de l’idée
En même temps, l’Internet a aussi accru la puissance de la critique, sa diffusion. Impossible désormais de réprimer en secret, d’éviter que la moindre idée diffuse massivement. En 1920, le Belge Frans Masereel publiait aux éditions Ollendorff un recueil de 85 gravures sur bois d’inspiration expressionniste qui constitue peut-être le premier roman graphique de l’histoire : "L’idée". L’idée surgit nue du cerveau du créateur, elle lui échappe, choque le bourgeois et, malgré la répression, se diffuse et se répand par le monde. Cette métaphore reste pertinente au temps de l’Internet : l’idée reste scandaleuse et révolutionnaire, et rien ne pourra jamais l’arrêter, tant qu’elle sera en résistance.
Livre-Paris
Trois débats autour de ces questions auront lieu au prochain Salon du Livre de Paris :
"Ras le bol du politiquement correct", mettra en présence l’éditeur de Denoël Graphic et par ailleurs scénariste de renom pour le dessin animé, la BD et le livre jeunesse Jean-Luc Fromental et le rédacteur en chef de Fluide Glacial et auteur de bande dessinée Yan Lindingre qui constatent l’un et l’autre un recul de la liberté de créer. Quant au caricaturiste iranien Kianoush Ramezani (dont les dessins sont reproduits ci-contre et en médaillon de l’article), il a fui l’Iran en 2009, suite aux vagues de protestations contre la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad. Désormais installé à Paris, il est le fondateur et président de "United Sketches", qui s’engage pour la liberté d’expression et les caricaturistes vivant en exil. Tous clament leur "ras-le-bol du politiquement correct !"
- "La BD érotique a-t-elle sa place en librairie ?" Elle semble en avoir disparu ces dernières années, alors qu’avec Milo Manara, elle était quasiment en tête de gondole dans les supermarchés dans les années 1980. Que s’est-il passé ? Est-ce une censure insidieuse plus efficace encore que la censure officielle ? Est-ce, avec l’Internet, une banalisation de la pornographie qui rend l’imprimé inopérant ? Ou une évolution des mentalités ? Deux spécialistes de la BD érotique, Vincent Bernière et Bernard Joubert, en débattront avec une femme : Anne Hautecoeur, éditrice de BD érotiques aux éditions Musardine.
- Le Dessin peut-il réveiller les citoyens ? mettra en présence l’historien Pascal Ory, auteur chez Gallimard d’un remarquable essai sur Charlie Hebdo : Que dit Charlie, treize leçons d’histoire ; Olivier Ranson, le dessinateur de presse-vedette du Parisien qui a dû certainement se poser des questions après que ses confrères aient été abattus ; le Syrien Hamid Suleiman qui raconte dans Freedom Hospital (Ed. Arte), comment en tant que citoyen lambda on vit la guerre dans son pays ; et l’Israélienne Rutu Modan qui vit dans un pays sous une menace permanente où le "politiquement correct" n’est pas exactement perçu comme chez nous...
Trois rencontres qui alimenteront le débat.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Retrouvez Jean-Luc Fromental, Yan Lindingre, et Kianoush Ramezani sur la Scène BD de Livre Paris 2016 (S66)
Le jeudi 17 mars 2016, de 11h30 à 12h15 - Modératrice : Delphine Peras (L’Express)
Retrouvez Vincent Bernière, Bernard Joubert, Anne Hautecoeur, sur la Scène BD de Livre Paris 2016 (S66)
Le vendredi 18 mars 2016, de 18h00 à 19h00 - Modérateur : Florian Rubis (ActuaBD.com)
Retrouvez Rutu Modan, Pascal Ory, Olivier Ranson et Hamid Suleiman sur la Scène BD de Livre Paris 2016 (S66)
Le Samedi 19 mars 2016, de 15h30 à16h30 - Modérateur : Renaud Dely (Arte)
LIVRE-PARIS, du 17 au 20 mars 2016.
PARIS PORTE DE VERSAILLES – PAVILLON 1 BOULEVARD VICTOR, 75015 PARIS
La Page Facebook de l’événement
LIRE AUSSI : La BD fait son retour sur scène à Livre Paris