Avant d’aborder l’originalité de cette série implantée au Québec, revenons sur la naissance de ce duo si particulier, pour une méthode de travail qui l’est tout autant. Les deux auteurs sont si complices, qu’ils ne leur en faut pas beaucoup pour discuter sans retenue. Livrée au plus près du réel, voici leur conversation, avec toute la force de caractère et la bonne humeur qui les particularisent.
Votre duo s’est constitué sur la base d’une particularité peu commune…
Tripp : Oui, cette complémentarité à aimer réaliser ce que l’autre n’apprécie pas. Je n’aime pas débuter mes planches et les crayonner ; Régis adore cela mais n’aime pas encrer. C’est en faisant ce constat que je lui ai proposé cette idée un peu folle. En réalité, j’ai vraiment eu une vision de ce que cela donnerait, et cela a correspondu à la réalité. Ce n’est pas mon dessin, mais plus vraiment le sien non plus. Mais nous ne faisons que ce qui nous plaît, ce n’est plus que du plaisir !
Régis, pourquoi avez-vous accepté ce pari assez insensé ?
Loisel : Oh, par amitié… (rires) À ce moment, j’étais à la fin de Peter Pan, qui m’avait fort fatigué… Car la bande dessinée est un métier dur, quoiqu’on en pense ! Et après 14 ans plongés dans la même histoire, il peut arriver qu’on est marre tout en ne voulant pas abandonner quelque chose au sein duquel j’avais tant investi. Vous imaginez donc mon état d’esprit lorsque Jean-Louis débarque dans mon atelier en me disant : « J’ai eu une idée géniale ! », qu’il m’a bien entendu expliquée. On en a parlé, et je dois avouer qu’il était bien plus enthousiaste que moi, à l’idée que je lui abandonne mon dessin dans ses pattes de charbonneux. (rires) J’appréhendais donc plus le résultat final que lui, toujours pris par sa vision. Il a donc fallu qu’on se trouve un thème commun…
Tripp : Attends, soyons clairs : à partir du moment où j’avais eu cette vision, elle ne m’a plus jamais lâchée ! Je voyais le dessin devant mes yeux, je m’imaginais la fin de la galère du crayonné et de la mise en place, tout en ressentant son plaisir futur à lui aussi. Impossible donc de me départir de cette solution miracle ! J’ai donc revenir plusieurs à l’attaque pour qu’il veuille vraiment considérer cela avec toute l’attention que cela méritait. Face à ma détermination, il a donc rendu les armes et voulait bien envisager un essai. Mais avant de faire un petit dessin, il a voulu qu’on parle de scénario !
Loisel : Tu ne voulais pas qu’on se lance dans un dessin où l’un ou l’autre ne se sente pas à l’aise ! Tu n’auras pas voulu dessiner du fantastique. Cela me semblait donc logique qu’on s’entende sur ce point. Dans le fond de mes tiroirs, j’avais des bouts de scénarios pas vraiment fantastiques et dans lequel je ne voulais m’aventurer seul par manque d’envie. Mais bon, est-ce que je voulais vraiment sortir un truc qu’il aimerait faire, et qu’il faille le suivre dans cette idée fantasque ? J’étais encore dubitatif…
Tripp : Ouais, mais je n’étais pas idiot non plus : je savais que Régis ne se lancerait pas dans un projet contemporain, alors que je n’ai travaillé que sur ce thème et que mes idées n’y ramènent en permanence. Déjà que l’onirisme n’est pas mon rayon, Régis me sort un scénario post-apocalyptique qui ne me tentait pas du tout, puis un autre truc fantastique qui me parlait encore moins. Mais surtout, je voyais clignoter devant moi le piège tendu d’entrer dans l’univers de Loisel, car j’aurais été fait comme un rat en rejoignant l’écurie de Régis, ce que je ne voulais à aucun prix ! (rires) Alors, on est resté un peu plantés face à ce problème de thématique. Cela a un peu duré…
Loisel : Attends, on a vite trouvé la solution ! En 15 jours…
Tripp : Non non, Régis, ça a pris plus longtemps que cela ! Plus d’un mois et demi qu’on retournait le problème…
Loisel : Wah, tu vois, on a chacun une version différente de notre histoire !
Tripp : Bref, on pataugait jusqu’au jour où nous avons eu une conversation. Encore une fois, les versions divergent, donc je vous donne la mienne : on parlait de Paroles d’anges [1] et j’ai cité Franck Capra.
Loisel : Des années plus tôt, j’avais évoqué le synopsis de Magasin généra à Louis Delas, qui était encore chez Vents d’Ouest. Sauf que l’histoire n’avait pas encore de titre, et que cela se déroulait en France. Bien entendu, le fait de l’implanter plus tard au Québec allait toute la donne. Bref, sans titre, Louis Delas m’avait fait un contrat en indiquant le style de l’histoire que nous avions évoquée : « À la Capra ». Et des années plus tard, lorsque Jean-Louis me remet ce nom en tête, je me suis dit : « Mais comment n’ai-je pas pensé plus tôt à cette idée ? » Je lui déballe donc l’argument, et Jean-Louis est tellement fou de joie qu’il fait un double saut périlleux arrière ! (rires)
Tripp : Effectivement, cela me plaisait, surtout que je pensais pouvoir rester intègre dans cet univers, sans me diluer dans le sien.
Loisel : Puis, il me dit : « Ecoute, c’est très sympa comme histoire, mais comme nous habitons tous deux au Québec, pourquoi ne pas y planter notre cadre ? » C’est alors à mon tour de faire un double salto à cette idée ! (rires) On a alors partis très vite, tous deux, dans la campagne pour prendre des photos, main dans la main ! (rires)
Effectivement, cette idée du Québec est aussi riche en terme de folklore que sur la trame globale ?
Loisel : C’est ce qui rendait effectivement cette idée excellente, car elle modifiait en profondeur le synopsis que j’avais écrit. Ne fût-ce qu’au rythme du récit, car au Québec, on vit avec les saisons : l’hiver, un court printemps qui dure un petit mois, puis un été caniculaire ! C’est une des rares régions au monde où tu peux avoir un différentiel de 80°c entre deux moments d’une même année.
Tripp : Puis, tu as la saison des feuilles, mais où il fait encore fort chaud, avant le retour de l’hiver.
Loisel : L’histoire est demeurée, mais la dramaturgie de cet embryon de récit s’en est trouvée modifiée. C’était toujours le magasin au cœur du village, avec la veuve récente qui devait donner du bonheur à tous. Mais le cachet de l’avoir implanté au Québec a permis que les personnages prennent cette dimension qu’on connaît actuellement.
Bien entendu, le fait de travailler à deux vous permit d’avancer rapidement. Mais au début de votre collaboration, vous n’étiez pas certain de votre rythme…
Tripp : Auparavant, je ne m’étais jamais lancé dans un long récit, car je craignais de ne pouvoir aller au bout. Car quand je cale, je sais que c’est pour longtemps. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai arrêté la bande dessinée pendant douze ans. Mais je savais que Régis finalisait toujours ses récits, même si cela prenait parfois du temps. Cela m’a donc encouragé à me lancer ‘au long cours’, grâce à l’appui de mon ami.
Loisel : Ce rythme vient aussi du fait qu’on se suit. Parfois, j’ai beaucoup de cases d’avances, alors il voit le travail qui s’accumule et il accélère. Mais parfois, je le sens dans mon cou, car je n’ai qu’une case d’avance, et il me la prend presque des mains pour pouvoir l’encrer !
Tripp : Il m’est arrivé de commencer des cases qui n’étaient pas finies ! Alors, Régis revenait et reprenait le travail pour faire le décor ou l’arrière-plan. Reconnaissons que ce n’était pas le meilleur moment.
Loisel : Je m’en suis accommodé, mais c’est vrai qu’on est plutôt éloigné de mon rythme normal de travail. Surtout que je porte le projet : étant en amont, si je ne travaille pas, il est au chômage. Alors, je dois vraiment me faire violence pour m’y mettre, mais dès que je suis lancé, je ne décolle plus de la table à dessin, et je finis avec quinze ou vingt pages d’avance en fin d’album.
(par Charles-Louis Detournay)
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