Si les cochons révolutionnaires et autoritaires de La Ferme des animaux de George Orwell l’avait définitivement emporté ? S’ils avaient essaimé hors de leur exploitation pour propager la révolution mondiale ? Et s’ils avaient finalement réussi à renverser la domination des hommes sur les animaux ? Que deviendrait le monde ?
Martes Bathori imagine la réponse, et la dessine depuis plus de quinze ans. L’auteur se présente comme historien rallié à la cause porcine dès 2017, année de la Révolution - un siècle après la révolution bolchevique en Russie, est-ce un hasard ? - et du début de la conquête du monde par les Armées Roses. Il participe également au programme « Réconciliation Universelle » mené par la « République Universelle de la Gente Porcine » (RUGP) et vient d’ajouter deux nouveaux volumes à ceux déjà écrits et dessinés pour raconter l’irrésistible ascension de la famille des suidés.
Utopia Forever et Lola, reine des porcs, édités respectivement par ION en juillet 2020 et par The Hoochie Coochie en octobre de la même année, constituent les septième et huitième ouvrages consacrés à la révolution, la prise du pouvoir et l’avènement des cochons sur Terre. Les deux livres, à la fois complémentaires et indépendants, peuvent être lus à la suite des précédents publiés chez Les Requins Marteaux, mais se suffisent aussi à eux-mêmes, leur contexte étant rappelé en introduction.
Ils nous projettent en 2040, alors que la RUGP est à son apogée. Après vingt ans de révolution et de combats, l’utopie porcine est solidement installée. Elle ne subit plus aucune opposition des « anthropiens » - c’est ainsi que les porcs désignent les êtres humains - et régie le monde de façon autoritaire, dans un régime universel effrayant, sorte de stalinisme mâtiné de capitalisme sauce vulgaire. Les hommes, quel que soit leur âge et leur sexe, ne servent plus que de nourriture ou d’esclaves. Les plus chanceux - techniciens, domestiques, précepteurs, artistes - survivent grâce à des compétences que les porcins ne sont pas encore parvenus à acquérir.
Ce sont justement deux anthropiens aux talents inimitables par les cochons que nous suivons dans Lola, reine des porcs. Cornaqués par un impresario peu scrupuleux, la chanteuse Lola Becker, sorte de Marlene Dietrich cabossée et outragée, et son pianiste Norbert sont trimbalés à travers New Hamgrad - autrefois New York - en quête d’argent facile et, pourquoi pas, d’opportunités plus prometteuses. Le hasard des rencontres et surtout la docilité avec laquelle Lola accueille la lubricité surdéveloppée des cochons leur permettent une carrière fulgurante.
Lola devient une vedette de cinéma, adulée par les foules porcines, elle qui n’est qu’une misérable anthropienne. Elle est faite malgré elle ambassadrice du rapprochement entre les espèces. De rapprochement il est d’ailleurs beaucoup question dans Lola, reine des porcs, bande dessinée imaginée au départ pour intégrer la collection BD Cul des Requins Marteaux. De nombreuses et très hard scènes pornographiques émaillent le récit, Lola et d’autres anthropiens se retrouvant dans des postures plus que scabreuses avec des porcs et des truies... L’expression « balance ton porc » trouve ici une acception inattendue, faisant se rejoindre premier et second degré.
Les longs passages très crus ne sont pas gratuits. Non seulement ils constituent des étapes du récit, et donc de l’ascension de Lola au sein du milieu du cinéma de New Hamgrad, mais ils révèlent aussi tous les travers et la débauche de la société porcine. L’alcool et l’argent y coulent à flot, le raffinement n’est qu’une caricature vulgaire de la finesse, et le sexe est un puissant moteur des intentions individuelles, à tous les étages. Une autre lecture montre l’industrie du X et la réification du corps féminin comme les pires excès du capitalisme, où l’argent permet de tout obtenir.
Le dessin de Martes Bathori fait sens. Tordu, suintant, frisant parfois le baroque, il évoque certaines œuvres de George Grosz et d’Otto Dix. Les personnages, humains ou animaux, sont tous d’une rare laideur. Le lettrage, envahissant, est organique. La bichromie de rouge et de vert, en trames, permet de structurer l’ensemble, tout en lui conférant un aspect faussement rétro et en donnant à la chair cette couleur caractéristique de la peau humaine « blanche » et porcine « rose ».
Ce qui est une utopie pour les porcs est bien sûr une dystopie pour les hommes. Comme dans La Planète des singes de Pierre Boulle (1963), l’inversion est totale. Les cochons ont pris le pouvoir et les hommes n’ont plus leur mot à dire. Mais c’est Orwell qui est la référence majeure de Martes Bathori. Confirmée depuis par les historiens, la dénonciation du stalinisme et de la confiscation de la révolution socialiste par quelques-uns, magistralement mise en scène dans La Ferme des animaux (1945), reste d’actualité. Elle constitue aussi une fable sur le pouvoir et la domination, intrinsèquement corrupteurs, sur la manipulation des foules, la démagogie, la surveillance et la reproduction des inégalités.
Délibérément grotesque et vulgaire à outrance, Lola, reine des porcs, dont Utopia Forever présente la toile de fond, est une comédie pornographique et politique, dont le récit comme le dessin fascinent et effraient. Car sous les masques porcins, les hommes ne sont pas loin.
(par Frédéric HOJLO)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Utopia Forever - Par Martes Bathori - ION Édition - 19 x 27 cm - 40 pages couleurs - couverture souple - parution le 24 juillet 2020.
Lola, reine des porcs - Par Martes Bathori - The Hoochie Coochie - conception graphique par Yoann Constantin - 19 x 26 cm - 144 pages en bichromie - couverture souple avec rabats - parution le 5 octobre 2020.
Écouter l’émission de France Culture Mauvais Genre de François Angelier du 10 octobre 2020, avec Martes Bathori et Benoît Preteseille invités.
Lire également sur ActuaBD :
La revanche des palmipèdes - Par Martes Bathori - Editions Les Requins Marteaux
Une adaptation BD de "La Ferme des animaux" d’Orwell orchestrée par la CIA
Rétro "BD alternative" 2016 : The Hoochie Coochie aux extrêmes
Participez à la discussion