Parmi les signatures célèbres du shôjo manga [1], dont le succès public et critique en France n’est plus à démontrer, Kaori Yuki continue toujours d’occuper une place de choix, grâce à une production impressionnante de constance et de qualité.
Depuis la publication en France de sa longue série culte, Angel Sanctuary (20 tomes publiés en France de 2000 à 2003), fer de lance de la collection shôjo des éditions Tonkam, la mangaka n’a pas chômé, multipliant les récits au format court ou les séries de quelques tomes, tous ou presque publiés en France [2].
À cette constance de production et de publication -entrecoupée tout de même de pauses liées à la naissance de ses deux enfants- vient s’en ajouter une autre, qui a fait sa réputation : celle de ses univers gothiques, sombres et cruels, drapés d’ambiances victoriennes, revisitant contes et légendes de notre vieille Europe.
Les esprits chagrins peuvent regretter le peu de renouvellement de l’univers de la mangaka , mais reconnaissons à cette dernière l’effort de proposer à chacune fois une trame originale qui n’hésite pas, par moment, à lorgner du côté de la science-fiction (mais de l’époque victorienne, il n’y a qu’un pas vers le steam-punk et autres étrangetés !).
En attendant de savoir qui publiera sa toute nouvelle série, Kakei no Alice, et tandis que Devil’s Lost Soul se poursuit chez Pika (cinquième tome, sur six, pour février 2015), Tonkam, éditeur historique en France de Kaori Yuki , nous propose ce recueil d’histoires du Prince Ludwig, héros de la série Ludwig Revolution, qui avait été interrompue à l’époque pour cause de maternité de la mangaka.
Ainsi, après avoir croisé Blanche Neige, la Princesse Ronce, le Petit Chaperon Rouge, et bien d’autres héroïnes des Frères Grimm, le Prince Ludwig, désespéré (ou non) de trouver l’élue de son cœur, décide de prendre la mer, et Kaori Yuki d’exporter son concept aux contes d’autres auteurs.
Dans ce nouveau tome, son héros va ainsi croiser la route de deux nouvelles célèbres héroïnes : La Petite Sirène de Hans Christian Andersen et la Princesse Kaguya, personnage d’un conte folklorique japonais, récemment mis à l’honneur par le film d’animation d’Isao Takahata, du Studio Ghibli. Notons d’ailleurs, qu’avec La Princesse Kaguya, la mangaka met en scène un environnement typiquement japonais, fait extrêmement rare dans son travail !
Cependant, nul besoin d’avoir lu les précédentes aventures du Prince Ludwig. En effet tout comme l’était la première série, il s’agit d’histoires indépendantes, dans lesquelles le Prince Ludwig, accompagné de son fidèle, mais trop sérieux, valet, et d’une sorcière maso aux talents forts pratiques, voyage d’un royaume à l’autre, en quête d’une épouse idéale. Notons d’ailleurs, qu’un dépit de la mention de tome un, Kaori Yuki n’a pas pour le moment réalisé d’autres histoires. Il semble qu’il s’agit pour elle d’un univers sur lequel elle revient selon ses envies et son emploi du temps.
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une raison pour bouder son plaisir, car il s’agit même d’une excellente occasion de découvrir l’univers de la mangaka à travers des récits simples et légers. En effet, au contraire de ses œuvres plus anciennes, le ton se veut ici drôle et impertinent, proche de la parodie, même si, au final, les drames qui se dénouent sont bien réels, et si une pointe de mélancolie et de noirceur surgit ici ou là. Un équilibre maîtrisé, dans lequel la mangaka est passée maître, même si Ludwig Fantasy s’avère au bout du compte plus léger et moins dramatique que Ludwig Revolution.
Le Prince Ludwig est un personnage extravagant, arrogant et hautain, aux allures de Roi Soleil (il considère que bien naturellement le monde tourne autour de lui), mais qui dernière ces manières outrancières -ce masque- cache, comme il se doit, une âme qui n’est pas insensibles aux injustices.
Une figure classique mais diablement savoureuse entre les mains de la mangaka, qui en fait le ressort parfait pour dénouer les situations et faire lumière sur les sentiments de ces héroïnes. Sans oublier chez notre anti-héros, un sens de l’ironie ravageur et une notable sagacité à briser le quatrième mur.
Et du côté de ces fameuses héroïnes, Kaori Yuki construit des personnages à la forte personnalité, au franc-parler souvent anachronique, qui s’interrogent de leur place dans le monde (et donc dans le conte). Sans proposer une méta-lecture de haute volée, la mangaka brosse néanmoins des portraits d’héroïnes sans faux-semblant, relativement mordants et en quête d’indépendance.
Avec son graphisme soigné, sa narration vive au découpage ciselé, soulignée par des répliques percutantes et un ton à l’avenant, Ludwig Fantasy constitue une franche réussite. Un moment d’évasion, à la fois drôle et touchant, qui illustre une nouvelle fois au combien Kaori Yuki demeure aujourd’hui encore une conteuse de premier ordre.
(par Guillaume Boutet)
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Ludwig Fantasy T1. Par Kaori Yuki. Traduction Margot Maillac. Tonkam, collection "Shôjo". Sortie le 13 novembre 2014. 192 pages. 6,99 euros.
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Retrouvez Kaori Yuki sur ActuaBD :
Lire la chronique de Vampire Host,
Lire la chronique de Kaïné,
Lire la chronique de Boy’s next Door.
[1] Shôjo : désigne un type de manga ayant pour cible éditoriale des adolescentes.
[2] La liste des œuvres de Kaori Yuki :
Comte Cain (1992-1994, 5 tomes), Tonkam
Les Contes cruels (1993, 1 tome), Tonkam
Gravel Kingdom (1993, 1 tome), Tonkam
Angel Sanctuary (1995 - 2001, 20 tomes), Tonkam
Kaïné (1996, 1 tome), Tonkam
Boy’s next door (1998, 1 tome), Tonkam
God Child (2001-2004, 8 tomes), Tonkam
Neiji (2001, 1 tome), Tonkam
Ludwig Révolution (2004-2007, 4 tomes), Tonkam
Le Parfum (2004, 1 tome), Tonkam
Vampire Host (2004, 1 tome), Tonkam
Meine liebe (2004-2006, 4 tomes), inédit en France
Fairy Cube (2005-2006, 3 tomes), Tonkam
The Royal Doll Orchestra (2008-2010, 5 tomes), Tonkam
Devil’s Lost Soul (2010-2013, 6 tomes), Pika
Ludwig Fantasy (2013, 1 tome), Tonkam
Kakei no Alice (2014-en cours,1 tome), inédit en France