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"Magasin général", quel bonheur !

Par Charles-Louis Detournay le 23 février 2015                      Lien  
Même si Magasin général n'a pas remporté le fauve de la meilleure série lors du dernier FIBD d'Angoulême, cet univers hors-norme a su toucher des lectorats très différents qui ont vibré à l'unisson pour ce village de papier. Petit bilan avec des auteurs encore émus par l'aventure qui s'achève.

Dès la fin du tome 8, Tripp & Loisel nous avaient annoncé un dernier tome plus dense qui viendrait conclure la série. L’attente des lecteurs est récompensée par un récit sensible et surtout bercé par une douce félicité. Lors de la lecture, on ne peut d’ailleurs s’empêcher de retenir une petite larme sur des personnages qui jouent le dernier acte de leur pièce haute en couleurs.

« Nous savions depuis longtemps quel serait le terme de l’accouchement de Marie, notre héroïne, explique Jean-Louis Tripp. Nous voulions donc placer un contrepoids, afin d’éviter une fin de série qui tende vers la guimauve. D’un côté, nous avions la vie, qui réunit un village après les tensions hommes-femmes. En face, un travail matériel, riche, mais qui reste un objet. Entre les deux, il faut donc faire un choix, et Gaëtan, avec son âme d’enfant, replace à sa façon l’église au milieu du village. C’est le contraire du fétichisme : on supprime l’objet qui a été le vecteur du rapprochement entre les personnages, mais les rapports humains demeurent. »

"Magasin général", quel bonheur !
La vie, tout simplement !

Même s’il est donc ponctué d’un moment un peu plus "dramatique", ce dernier tome est donc riche des interractions qui sont développées. Les différents personnages que l’on a appris à apprécier pendant presque dix ans trouvent donc à la fois un achèvement et une stabilité après toutes les aventures traversées.

Une des surprises de cet album vient de l’amour que Serge trouve enfin... avec le jeune curé arrivé en début de série. Ce dernier bouleversement vient donc confirmer que, dans Magasin Général, les conventions doivent définitivement céder le pas à une certaine réalité. Même si, une fois encore, c’est en sortant de leur cadre habituel que les personnages semblent susceptibles de se lâcher, d’assumer leur identité profonde afin de mieux se révéler à leurs proches à leur retour.

« Cet élément se trouvait déjà dans le synopsis de 2004, précise Régis Loisel. Nous n’avons donc pas dévié de notre ligne directrice ! Notre brave petit curé est rentré dans les ordres par obligation : dans les familles québécoises, on donnait un enfant à l’Église. Mais sa véritable vocation est de construire des ponts. Il demeure un bon Chrétien, un humaniste, qui ne cherche pas à asseoir son autorité sur le dos ses paroissiens. »

« Dans un village tel que celui-là, on imagine qu’il y a entre 10 et 15% d’homosexuels. Il n’y a aucune raison pour qu’il n’y en ait pas deux. De plus, ce personnage est d’une certaine façon l’alter ego intellectuel de Serge. Effectivement, on rigole un peu des habits des évêques, avec ce cadeau qu’ils partent chercher en ville. Montréal représente la grande ville anonyme, en opposition au village où tout le monde se connaît. On peut donc tout s’y permettre. De plus, la prohibition américaine a contribué à faire de Montréal une ville ouverte, en pleine ébullition. Ce que Félix dénomme en voix-off, lors du retour de Marie : "La Liberté de Montréal". »

Si le propos de Magasin général peut sembler ténu au premier regard, il peint néanmoins avec acuité nos rêves, nos aspirations parfois bloqués par le conformisme ou la crainte du regard des autres. Une nouvelle fois, la parenthèse de Montréal agit comme un révélateur, par le besoin de réaliser de petites pauses dans une vie trop bien réglée.

« L’arrivée de Serge est bien entendu le déclenchement d’une série de faits qui vont bouleverser la vie de chacun, explique Tripp. Comme le dit Régis, c’est bien entendu le monde moderne qui s’invite dans le village (la dernière case du récit représente l’arrivée de l’électricité), mais c’est surtout son coming-out qui amène chaque personnage à assumer ses propres envies. Marie ne s’était jamais demandé ce qu’elle voulait en réalité, et cette interrogation entraîne une réflexion personnelle pour chaque villageois. Dans le tome 8, les mères et les filles se demandent ce qu’elles désirent finalement dans la vie. Et pour moi, le point d’orgue est le retour de l’intimité entre Fernand et Lucienne ! Régis, aide-moi, car cela va encore me faire pleurer ! »

« Physiquement, il est compliqué d’animer ces deux personnages caractérisés par leur physique. Nous voulions donc faire passer de la sensibilité et de la tendresse dans une scène intime. Elle passe une robe qu’elle a faite pour lui, ce qui le tétanise d’une certaine façon. ils en viennent à s’avouer qu’ils n’ont pas toujours vécu leur vie comme ils l’auraient voulu, car on leur avait enseigné à se priver du plaisir, ce n’était pas pour eux. Ils étaient nés pour "un petit pain" ! Mais l’avenir reste devant eux ! »

Alors qu’ils avaient prévu un récit en trois tomes, ce sont donc finalement 640 pages qui ont été proposées au lecteur, servies par un dessin à quatre mains, et la vie racontée de manière impressionniste. Comme l’explique Régis Loisel : « Il fallait qu’on prenne du temps pour raconter quelques anecdotes qui n’étaient pas prévues, mais nécessaires, afin de donner une dimension plus subtile au récit. On ne s’est interdit aucune "belle" scène, pourvu qu’elle serve le propos. »

« Rien n’est gratuit dans "Magasin général", complète Tripp. La nuance prend de l’espace et du temps. Par exemple, dans notre synopsis, Marie devait coucher avec une personne et s’opposer avec les femmes. Les conséquences de cet événement nous ont pris deux albums et demi, ce qui n’était initialement pas prévu, mais il fallait suivre le fil et démontrer la nouvelle personnalité de Marie ! »

Ne pouvant se résoudre à abandonner leurs personnages, leurs auteurs ont terminé le dernier tome avec un reportage photographique. Chaque instant semble pris sur le vif, et est annoté comme si la vie s’était poursuivie. On brosse ainsi encore des années au sein de village, avec les petits bonheurs et quelques disparitions. Cette vingtaine de pages particulièrement soignées termine en apothéose un sommet de bande dessinée de ces dernières années. À n’en pas douter, "Magasin général" restera dans la mémoire de ses lecteurs comme un instant à part !

« On ne peut qualifier "Magasin général" de série, explique Tripp. C’est un roman graphique que nous avons publié par épisode, dont on comprend mieux le sens général maintenant qu’on peut en lire la globalité. C’est un roman qui traite de la tolérance et de l’émancipation individuelle. Mais à la fin, on voit tous les pièges dans lesquels la société occidentale est rentrée : la modernité technologique, la mode, la société de consommation qui est en germe dans le récit. Nos personnages avaient auparavant des valeurs solidaires, lorsqu’ils construisent ensemble ou réalisent des corvées "en village". La crainte subsiste que dans quelques générations ces valeurs soient oubliées pour un individualisme plus prononcé. Mais nous voulions nous arrêter sur cette frontière entre une société de l’être ou de l’avoir. »

En deux cases, le village fait bloc, et se met à construire des trottoirs.

Plus qu’une belle histoire, ce récit est une véritable rencontre entre deux auteurs, deux amis, qui a donné ce superbe récit à la sauce québécoise. Des moments d’émotion et le bonheur de travailler ensemble, en profondeur, sur ce récit, afin de restituer des émotions palpables pour le lecteur.

« Chacun de nous deux avait pensé "Magasin général" de son côté, termine Tripp. En travaillant ensemble, nous nous sommes vraiment rendus compte que nous étions complémentaires, et pas uniquement dans le dessin ! Nous ne sommes pas du tout pareils, et nous nous sommes donc enrichis mutuellement. »

« Nous avons réalisé ce que nous avions rêvé, et nous avons dépassé nos attentes !, achève Loisel. Concernant la suite de notre collaboration, graphiquement parlant, nous n’allons plus travailler ensemble, mais nous aurions très envie de scénariser à nouveau à deux. Dès que nous aurons chacun pu avancer sur des projets plus personnels. »

Deux amis, à l’unisson

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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- Lire la première partie d’une précédente interview : « Nous sommes complémentaires : l’un aime réaliser ce que l’autre n’apprécie pas » et la seconde « Parfois, les personnages se mettent eux-mêmes à faire des choses imprévues mais sympathiques »

- Lire les chroniques des tomes 1 et 2, 4, 6 et 8

- Lire une autre interview de Loisel : Régis Loisel (La Quête de l’oiseau du temps) : Mon préféré c’est Bulrog !

 
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