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Marc Jailloux & Mathieu Bréda ("Alix - Britannia") : « Notre but est d’obtenir le meilleur album possible. »

Par Charles-Louis Detournay le 16 juin 2014                      Lien  
Amis depuis des années, Marc Jailoux et Mathieu Bréda en sont venus naturellement à collaborer sur Alix : le résultat est riche, travaillé, rythmé et mis en scène avec des personnages bien caractérisés. Analyse de cette nouvelle association qui met l'Histoire et le récit au cœur des préoccupations.

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Marc Jailloux : Sans être dans la même classe, nous étions ensemble à l’école des Gobelins. Puis, nous avions tous deux intégré Ubisoft, moi à l’animation, et Mathieu à la réalisation. Je suis ensuite passé au storyboard et Mathieu est venu me renforcer lorsque la masse de travail est devenue trop conséquente. Lorsque je travaillais sur le projet de Britannia, j’étais parfois coincé dans certains développements de mon synopsis, et je m’en suis ouvert tout naturellement à Mathieu lors de rencontres purement amicales. Il revenait alors plus tard avec quelques idées pour m’aider, et finalement, je lui ai proposé d’intégrer officiellement le projet, vu son implication dans l’aventure.

Nous avions déjà fait la connaissance de Marc pour Orion et leprécédent Alix, mais qu’en est-il de vous, Mathieu ? Quel est votre lien avec l’univers de Jacques Martin ?

Mathieu Bréda : Enfant, j’ai beaucoup appris et « voyagé » avec Alix, profitant de certaines cases évocatrices, tout en prenant pour argent comptant ce qui y était rapporté. Puis, en grandissant, j’ai continué à beaucoup m’intéresser à l’Histoire, et j’ai pris conscience de certains raccourcis historiques opérés par Jacques Martin dans Alix, par défaut de connaissance ou par besoin de lisibilité.

Marc Jailloux & Mathieu Bréda ("Alix - Britannia") : « Notre but est d'obtenir le meilleur album possible. »

Quelle est votre position sur Britannia : l’épopée ou l’authenticité ? J’ai particulièrement apprécié votre case finale qui renvoie le lecteur à l’Histoire, s’il le désire…

Bréda : Nous avons donc essayé de respecter l’Histoire, tant en sachant qu’il demeure compliqué d’évoquer une réelle chronologie des aventures d’Alix car elles se déroulent sur une période de cinq années. Quant à la conclusion, nous laissons des portes ouvertes, en imaginant que les lecteurs puissent aller plus loin et se documenter pour connaître ce qui s’est passé ensuite, ou approfondir l’invasion évoquée dans Britannia.

Marc, on vous sent plus en confiance dans votre graphisme. Aviez-vous bien besoin de vous rassurer avec le premier Alix ?

Jailloux :Par rapport au tome précédent, j’ai davantage assimilé les codes graphiques d’Alix, je suis moins dans le mimétisme. J’essaie de me dire constamment et sans aucune prétention : « Si Jacques Martin était en activité, comment dessinerait-il ? » . Bien entendu, le graphisme d’un auteur évolue avec le temps. Rien n’est donc figé, mais je continue à m’imprégner de la période de l’ « âge d’or » pour représenter Alix.

La Dernière Conquête m’exposait au feu des projecteurs, et j’avais donc essayé de réaliser un album le plus respectueux possible des codes Martin. Une fois cette étape validée, je me suis donc peut-être un peu déraidi dans Britannia. De plus, l’expérience de Mathieu allie le scénario au storyboard. Je me suis donc un peu plus dégagé de ce que Martin aurait fait, afin de réaliser un album qui nous corresponde plus.

Justement, vos cadrages sont souvent très proches de l’action. On prend rarement du recul par rapport à celle-ci. Est-ce volontaire ?

Jailloux : Les scènes de bataille sur la plage permettent tout de même de réaliser de belles plongées sur le camp.

Bréda : Mais il est vrai que nous voulions rendre compte des Romains enfermés dans la nasse à l’intérieur des terres. Je voulais projeter le lecteur au cœur des lignes, avec des gros plans, et on ne voit pas ce qui se passe devant, car la tête de notre voisin légionnaire nous bouche la vue...

Jailloux : Marc m’a même demandé de rajouter des feuillages pour accentuer cet effet. Nous les montrons perdus, dépassés, en train de couper des branches pour tenter de s’extraire de cette nasse. L’armée romaine était efficace sur un sol dégagé, mais au cœur de cette végétation presque impénétrable, cela rappelle leurs combats en Germanie. Nous avons donc volontairement renforcé cet effet, afin de montrer comment la plus grande armée du monde (à l’époque) pouvait se comporter en terrain hostile.

Vous avez renforcé l’ambivalence d’Alix, coincé entre ses anciens frères gaulois et sa citoyenneté romaine. Vous aimez jouer sur ce type de levier ?

Jailloux : J’aime la part d’ambivalence des personnages, et j’ai beaucoup apprécié la scène imaginée par Mathieu où Alix se fait houspiller par un prisonnier gaulois : « Les cheveux blonds d’un Celte, mais le cœur pourri d’un Romain ! » N’oublions pas que Martin mettait dans la bouche de Borg à l’adresse de Lefranc : « Toi, évidemment tu es parfait : tu ne fumes pas, tu ne bois pas ! » Le fait qu’Alix se positionne difficilement dans ce genre de scène renforce sa crédibilité et lui donne plus d’épaisseur.

Bréda : On ne le rappelle pas à chaque aventure, Alix est également patricien, ce qui entraine des droits, mais également des devoirs, des responsabilités. Puis, et je m’en rends compte à l’instant, j’avais peut-être des comptes à régler avec un album que nous apprécions particulièrement : Les Légions perdues. Un détail historique m’a choqué : Alix y rencontre son cousin Vanik qui lui explique les raisons du complot et présente une Gaule romanisée comme cela ne sera le cas que deux siècles plus tard. Enfant, j’avais mal accepté cette excuse de l’œuvre civilisatrice pour expliquer l’invasion du pays. J’ai donc voulu rétablir une petite vérité historique dans Britannia.

Jailloux : Oui, notre album présente souvent les deux points de vue sans prendre réellement parti. Cela permet de laisser au lecteur la possibilité de se forger sa propre opinion.

Bréda : Cette tournure d’esprit est également liée à notre époque, où nous remettons davantage en question les actions offensives d’un pays sur un autre.

Vous avez multiplié les personnages secondaires intéressants. Une jeune femme est mise en avant, ce qui est assez rare dans Alix, à l’exception du Tombeau Etrusque… Votre héroïne, Brecca, parvient à s’imposer à Alix sans toutefois le dominer.

Jailloux : On a souvent dit que les femmes avaient peu de place dans les albums d’Alix. À mon sens, quand on compare les récits de Jacques Martin avec les autres albums de la même génération, les personnages féminins avaient une réelle importante, et pas seulement le reine Andrea dans Le Dernier Spartiate.

Bréda : La civilisation romaine était profondément patriarcale, et même si quelques romaines ont marqué l’Histoire, dans l’ensemble, elles n’avaient pas beaucoup de droits. C’était tout le contraire chez les Celtes, avec une égalité de droits entre les sexes. De plus, notre album se situe en Angleterre, et il y eut la Reine Bodicée qui fut une grande figure de révolte contre les Romains. Comme nous ne voulions pas non plus mettre en scène un druide avec une barbe blanche, les différents éléments étaient réunis pour présenter une femme au caractère fort. Les rapports de force ne sont pas pareils entre deux hommes, ou entre un homme et une femme. Brecca parvient donc à imposer fermement sa volonté à César. On peut effectivement parfois se montrer plus facilement désarmé face à une femme, plutôt que face à un homme que l’on aura vite fait de bousculer.

Jailloux : Peu habitué à discuter politique avec une femme, on présente dès lors un César à la fois troublé et un brin charmé. Britannia a effectivement dû être un gros choc culturel pour les Romains. Outre la place de la femme, il y eut cette végétation dense qu’il n’attendaient pas, ces guerriers peinturlurés et combattant à demi-nus.

Vous avez effectivement développé la personnalité de César, sortant de l’aspect hiératique qui lui est souvent attribué dans d’autres albums. Vous vouliez le rendre plus humain ?

Bréda : De nos jours, les historiens sont beaucoup plus nuancés par rapport à l’œuvre « civilisatrice » de Rome, de sa représentation dans les livres de classe, il y a quelques dizaines d’années encore. De nouveaux moyens techniques ont permis d’approfondir les connaissances et de remettre en question certaines vérités. Là où les historiens dénoncent les conjectures basées sur les écrits des vainqueurs, nous avons exprimé notre propre opinion sans réellement bouleverser l’authenticité. La Guerre des Gaules n’exprime qu’un seul son de cloche : celui qui a gagné !

Jailloux : L’érudit romain Suetone était d’ailleurs un peu langue de vipère lorsqu’il écrivait : « on dit que César n’alla à Britannia que pour y chercher des perles »

Bréda : Suetone était une langue de vipère sans se mouiller lui-même, car il glisse avant son affirmation ce « on dit » !

Vous êtes-vous documenté pour restituer l’atmosphère d’époque ?

Jailloux : Tout-à-fait. Nous ne voulions pas laisser croire au lecteur que les Romains allaient tomber nez-à-nez avec des tribus de sauvages britons. Les récentes découvertes archéologiques nous ont permis de tordre le coup à pas mal d’idées reçues. Fini, le druide sur son arbre, il y avait des temples en bois qui les abritaient. Nous avons aussi récoltés pas mal d’informations sur les villes, les maisons et ce qu’on pouvait y trouver comme meubles à l’intérieur.

Bréda : Cela ne fait qu’une dizaine d’année qu’on sait que les Celtes n’avaient pas d’écriture propre, car ils employaient en réalité le Grec. On n’a effectivement retrouvé peu de traces, mais surtout parce que les Romains avaient réalisé un fameux travail d’éradication culturel. Nous tentons donc de glisser ces éléments par petites touches, en résistant à la tentation de placer à toutes les pages de multiples astérisques pour les références. Puis, plus rarement, on prend des libertés avec la réalité, afin de privilégier la narration, l’aventure et le plaisir du lecteur.

Et comment fonctionne votre duo au quotidien ?

Jailloux : Nous prenons beaucoup de temps pour évoquer chaque séquence, afin d’être certain qu’elle fonctionne parfaitement. Tant que nous avons un doute sur l’activité d’un personnage ou une démarche, on continue à chercher de nouvelles pistes.

Bréda : Marc m’envoie aussi ses préparations et ses dessins, et j’avoue que cela ne doit pas toujours être facile pour lui, car je les lui retourne avec des annotations dans tous les sens, en lui proposant un autre angle de vue, ou une autre disposition des personnages. Mais je reste constructif, et je lui répète que c’est bien entendu lui qui a la main sur le résultat final. Je suis content, car Marc prend souvent le temps et l’énergie de tenir compte de mes remarques.

Jailloux : Notre but est d’obtenir le meilleur album possible, sans aucun effet d’ego. À chaque remarque, je prends donc le temps de décanter, avant de repartir à l’attaque.

Allez-vous prolonger ensemble cette collaboration sur le prochain Alix ?

Jailloux : C’est effectivement ce qui est prévu, mais comme rien n’est encore approuvé par le comité, nous n’en dirons pas plus pour l’instant.

de g. à d. : Marc Jailloux, Mathieu Bréda et leur éditeur Jimmy Vanden Haute

(par Charles-Louis Detournay)

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Lire notre chronique du précédent Alix réalisé par Marc Jailloux : La Dernière Conquête ainsi que notre article sur les avenirs d’Alix.

Exposition "Alix - Britannia" à la Galerie Oblique - Village Saint-Paul • 17, rue Saint-Paul 75004 Paris • 01 40 27 01 51 du mercredi au samedi 14 - 19 h et sur rendez-vous • Métro : Saint-Paul, Bastille, Pont-Marie, Sully-Morland • Bus : 69, 76, 96. Le site de l’événement
• Parking : Pont-Marie.

 
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