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Mathieu Sapin ("Journal d’un journal") : "Je suis attiré par cette image caricaturale du journaliste qui se déplace sur un événement et qui change la face du monde"

Par Thierry Lemaire le 27 octobre 2011                      Lien  
Immergé pendant plusieurs mois dans la rédaction de Libération, Mathieu Sapin décrit avec "Journal d'un journal" les rouages du quotidien de la rue Béranger. Un reportage sur le vif du métier de journaliste.

C’est un ami photographe, Jérôme Brézillon, que vous aviez connu sur le tournage de "Gainsbourg, vie héroïque" qui vous a suggéré de réaliser cet album, dans l’esprit du making of du film de Sfar. Et comme il travaille régulièrement pour Libération, il vous a présenté l’équipe du journal. Et si vous aviez connu un photographe du Figaro ou du Monde ?

Difficile de faire de l’uchronie, mais je pense que ça m’aurait tenté, bien sûr. Oui, Le Figaro ça m’aurait branché, peut-être même plus que Le Monde. Après, d’un point de vue d’empathie, je suis plus porté vers Libé, et dans ma démarche, j’essaye d’être objectif et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être en empathie avec le sujet. Mais il est très possible qu’au Figaro je me sois découvert plein d’affinités. Bon, le hasard a voulu que ce soit Libé. J’ai croisé Jérôme lors d’une soirée et il m’a proposé l’idée de faire une « Feuille de chou » sur Libé. Ça fait tilt. J’en parle autour de moi, les gens sont intéressés. J’en parle à Libé, et ils acceptent en me disant « Tu commences quand ? Demain ? ». Et voila, c’est parti. Il y avait comme une évidence et je pense qu’il faut écouter les signaux.
Mathieu Sapin ("Journal d'un journal") : "Je suis attiré par cette image caricaturale du journaliste qui se déplace sur un événement et qui change la face du monde"
Ça a déjà été fait ça ? Un dessinateur extérieur qui s’immerge dans une rédaction.

Alors je sais que Trondheim l’avait fait à Télérama, pendant une journée, sur l’invitation du magazine. Sauf que ça s’est mal passé et ils n’ont pas du tout aimé ce qu’il leur a proposé. Parce que Lewis n’avait pas dessiné les gens, il n’avait dessiné que les lieux. Donc des plans sur les bureaux, les couloirs, la machine à café, la photocopieuse. Le tout accompagné de bulles, que du off, bruits de couloirs et plutôt pas au crédit de Télérama. Il a forcé vraiment le trait sur cet aspect là. Et je crois qu’ils n’ont pas du tout apprécié (rires). Ils lui ont renvoyé son travail et je crois que c’est paru dans Ferraille.

Quelle était votre intention au début ?

Dans la série des « Feuilles de chou », parce que j’ai l’intention de faire d’autres sujets, mon intention est de prendre un sujet que je ne connais pas et d’en faire une sorte de portrait, comme je le ressens. Plus qu’un reportage, pour moi c’est un portrait du journal, en essayant de comprendre comment les choses fonctionnent. Je n’ai pas la volonté de dénoncer ou de déterrer quelque chose. Je vais sur place et je décris ce que je vois.

Quelle est l’originalité du medium BD pour réaliser ce genre de reportage ?

Les atouts sont multiples. Déjà, la bande dessinée ne fait pas peur. On est dans l’humain. Quand il y a quelqu’un avec une caméra, tout de suite, ça met de la distance. Ici, c’en est presque inquiétant parce que c’est le principe de la caméra cachée. Dans le Journal d’un journal, il y a de rares moments où je n’ai pas pu prendre de photos, par exemple au procès Colonna. J’ai dû dessiner en direct, mais sinon j’avais un appareil photo très discret. Et sur la forme, la BD est très souple. Il y a la possibilité de rajouter une pensée, du sous-texte, légender.

Votre arrivée dans le journal, on peut la voir de deux manières. Soit vous faites bien les choses (avec la pose d’une affichette vous présentant et la possibilité de lire vos livres à l’accueil), soit vous marchez sur des œufs. Ou peut-être les deux ?

Oui, les deux bien sûr. Je me retrouve à faire un reportage sur des reporters, j’aime bien la formule. Eux, ils sont habitués à faire ça, mais pas à devenir l’objet du reportage. Ils connaissent tous les trucs. Donc je me dis qu’il ne faut pas que j’avance masqué. Et puis je ne suis pas très à l’aise parce que je me suis imposé. Et comme j’avais du temps devant moi, j’ai préféré y aller en douceur.

Au début, vous êtes un peu déçu qu’il ne se passe pas grand-chose. Qu’est-ce que vous attendiez ?

Je suis attiré par cette image, un peu caricaturale, du journaliste qui se déplace sur un événement qui change la face du monde. C’est pour ça que je suis séduit par Bob Woodward (NDLR : un des deux journalistes qui ont révélé le scandale du Watergate), et j’ai en tête les images des Hommes du président, avec ces journalistes qui courent sans cesse et qui ont des secrets terribles, et qui changent le cours du monde. Évidemment, c’est romantique, mais c’est marrant de jouer avec ça. Et forcément, la réalité est toute autre.

Au bout d’un moment, ça s’emballe un petit peu. Le printemps a été assez fructueux.

Voila, et je suis même embarrassé. Parce que mon but, c’est de parler du métier de journaliste, pas de l’actualité. L’affaire DSK, je l’ai ratée, mais ça me permet de montrer que la vie du journaliste c’est aussi ça, on est au mauvais endroit au mauvais moment. Le journaliste est tout le temps en train d’avoir peur de rater un truc. J’étais à Cannes au moment de l’incident de Lars von Triers, dans la salle de presse, où l’ambiance est toujours très étonnante, mais l’action était quasiment de l’autre côté de la porte, et je l’ai ratée.

Alors, vous ne vous êtes pas contenté de rester dans les locaux de Libé. Vous avez mis un point d’honneur à aller sur le terrain avec les journalistes, sur un défilé du FN, un meeting de François Hollande. Mais, était-il nécessaire d’aller au Festival de Cannes ? Ne vous êtes-vous pas plaisir sur ce coup là ? (rires)

Si si, bien sûr. Mais il y avait un triple intérêt. C’est parti du fait que j’étais très curieux d’interviewer Jean-Louis Le Touzet, qui a été journaliste sportif à Libé, puis est passé brièvement en Société, avant de se retrouver au service Monde au moment où j’arrivais. Et donc, il est parti en Lybie trois semaines. Ses articles ont eu beaucoup d’échos parce qu’il avait un point de vue qui n’était pas celui du baroudeur. Donc je voulais le questionner à son retour. Mais il avait une semaine de vacances, puis il partait à Cannes pour couvrir le Festival. Alors je me suis dit « partons à Cannes ! ». Je m’organise un peu à l’avance, j’ai moins de souplesse que les journalistes de Libé, je prends mes billets, et puis c’est là qu’il me dit « finalement, je n’y vais plus ». Comme j’avais mes billets, j’y suis allé quand même.
Bon, la deuxième motivation, avouons-le, c’est que le Festival, c’est plus attirant qu’un congrès du FN. Et puis j’étais déjà en train de travailler à des projets autour du cinéma, donc ça m’arrangeait. Et troisième motivation, ça me permettait de rencontrer les journalistes culturels, que je n’avais pas encore vus, en pleine action. Il y a d’ailleurs une frustration permanente dans mon bouquin qui fait 124 pages alors que j’avais 240 pages de notes. A Cannes, j’ai réduit au maximum. J’aurais pu en mettre le double.

Pour le format, vous aviez un nombre de pages limite ?

Oui, mais il y avait surtout un problème de temps. Comme très vite Libé a décidé de mettre des pages dans le carnet d’été, ce qui a d’ailleurs été dans le sens d’un découpage très séquencé, j’avais un compte à rebours. Mais c’est une bonne chose. Dans "Feuille de chou", je me suis beaucoup étalé et, ce n’est pas que je le regrette, mais je sens bien qu’il aurait fallu resserrer un peu.

La construction du livre est chronologique. Vous n’avez pas eu l’idée de faire quelque chose d’un peu plus thématique ?

Alors, ce n’est pas exactement chronologique. Mon souci est que ça se lise d’une traite et que ça raconte une histoire. C’est pour ça que je commence avec la conférence du matin, après il y a les réunions, les journalistes à droite à gauche, le bouclage, etc. Il y a une progression, comme dans une journée. Mais j’ai un peu l’ordre chronologique des rencontres que j’ai faites pour que ça colle avec ça. Il y a une impression de linéarité qui est partiellement fausse. C’est comme pour le rendu général. On a l’impression que tout est dessiné sur le moment, mais en réalité pas du tout. Je ne pouvais pas assister à un événement, noter les choses importantes, faire le découpage, le dessiner et le colorier sur l’instant. Mais, le rendu, qui est jeté comme un croquis, donne une impression d’immédiateté. Ça vient du fait que je travaille dans un carnet, que je laisse les pages de côté en prenant quelques photos de l’événement, et puis qu’un mois ou deux plus tard, je reprends la page et je fais « monter » les dessins. Je dessine directement sur le travail préparatoire.

Rapidement, Laurent Joffrin vous donne son feu vert, mais seulement si ça ne donne pas une mauvaise image du journal. Et vous répondez « Bien sûûûûr ». C’est quoi ça, une promesse de Gascon ? Et est-ce que vous vous êtes censuré ?

Oui, c’est une promesse de Gascon et oui, je me suis censuré. Mais le mot censure fait peur. Et là-bas, c’est un mot tabou je pense. Qu’est-ce que c’est la censure, ou en l’occurrence l’autocensure ? Chaque création impose des choix, donc une censure. Il y a des choses que j’ai décidé de ne pas mettre pour une question de mise en scène, et puis d’autres pour des raisons « diplomatiques ». Un, je n’ai pas envie de créer des problèmes à des gens. Et puis ces gens là je les ai côtoyés pendant six mois, on a mangé ensemble, on était potes, je ne vais pas leur planter un couteau dans le dos. Je fais attention à ça, mais j’essaye de garder une liberté de ton.
Après, dans la vie du journal, je n’ai pas insisté sur les aspects conflictuels entre le personnel et la direction. Quand j’y étais, surtout à la fin, il y a eu des clashs violents. J’ai hésité. Même après avoir bouclé mon sujet, je suis resté un mois de plus pour voir si il ne se passerait pas quelque chose. Et aussi parce que je m’étais attaché et que je n’arrivais pas à partir. Donc, je ne savais pas comment me dépatouiller de cet aspect conflictuel. Et je ne savais pas comment rendre compte avec exactitude des tenants et aboutissants. C’était très technique et je n’étais pas sûr que ça intéresserait les gens. Et je n’ai pas regretté de ne pas l’avoir mis. Après l’été, j’ai revu des journalistes et je leur ai demandé où ça en était, et il m’ont dit que c’était de l’histoire ancienne. Je ne sais pas ce qui s’est passé pendant l’été, mais ils sont passés à autre chose. Ça ne veut pas dire que tout va bien, mais la pression est retombée.

Au final, est-ce que cette expérience a répondu à vos attentes ?

Je pense que ça se ressent, j’ai adoré me trouver là. Mes attentes étaient très vagues. C’est juste que ça m’intriguait de savoir à quoi ça pouvait ressembler. Un quotidien, ça ne s’arrête jamais et c’est un renouvellement permanent, de nouvelles têtes, de nouveaux sujets, un vrai bouillonnement. Et je me demandais comment j’allais faire pour embrasser tout ça.

Quelle sera la prochaine « feuille de chou » ? Pas facile. Après Gainsbourg, l’homme à la tête de chou, puis le Journal d’un journal, ça va être quoi ? Un reportage chez un cultivateur ou dans une maternité ? (rires)

Je prends la licence que « Feuille de chou » devienne une sorte de label, qui pourrait s’ouvrir à d’autres dessinateurs, pourquoi pas. Comme pour une série. Le prochain sujet en cours de préparation, c’est de suivre un candidat pour les présidentielles de 2012.

(par Thierry Lemaire)

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