Certaines séries nous plaisent par leur astuce, leur humour, l’action présentée, leurs prouesses graphiques ou la densité des personnages. Mais rares sont celles qui parviennent à allier ces différents aspects pour dépasser le cadre habituel et nous emporter vers d’autres horizons. Sans conteste, Mattéo fait partie de ces séries qui nous transportent, et ce sixième opus parachève l’ensemble d’une merveilleuse manière.
Certes, il n’a pas fallu attendre ce dernier coup d’archet pour se rendre compte du chef-d’œuvre que nous concoctait Jean-Pierre Gibrat. Dès le premier tome paru en 2008, nous avions profité des charmes de Collioure en contraste avec l’horreur des tranchées, un parcours animé par une impressionnante galerie de personnages qui s’agitaient autour des chatelains locaux, les Brignac. Mattéo, fils d’un anarchiste espagnol et son ami Paulin, en avaient passé des étés à se casser le dos pour faire les vendanges des Brignac pour un salaire de misère !
Mais en août 1914, le monde semblait prêt à changer. La déclaration de guerre prenait les atours d’une liesse collective. Une occasion de sortir de sa condition pour participer à une grande œuvre de portée nationale. Bien sûr qu’on allait leur botter le cul à ces Teutons ! Et on serait rentrés dans quelques semaines…
Mais pour sa part, Mattéo n’est pas à la fête. Sa nationalité espagnole lui permet certes d’échapper à la mobilisation. Un bonheur dont il ne profite pas, car le reste du village le traite de planqué. Et son amour de toujours, la belle Juliette, commence à le délaisser pour lui préférer le fils Brignac qui parade dans son costume d’aviateur. Alors que tout le monde lui dit de rester éloigné de la guerre, Mattéo élevé au biberon du pacifisme, se décide malgré tout à s’engager. Il va bouleverser à jamais sa destinée…
En roi des rendez-vous ratés, Mattéo n’a eu de cesse dans ses aventures de se faire balloter au gré des conflits et des révolutions, de contestations en détentions. Bien sûr, il y a quelques éclaircies joyeuses, comme cette belle infirmière Amélie qui le soigne pendant la Grande Guerre, ou Léa, la révolutionnaire soviétique séduite par les vertus du communisme. Les grands élans gonflés d’espoir, Mattéo les a connus dans cette première moitié du XXe siècle : de la Révolution d’Octobre de 1917, au Front Populaire de 1936, à la guerre civile en Espagne, sans parler de tous les petits conflits contre les fascistes de Collioure. Car c’est bien beau de croire au changement, mais il prend parfois des formes aussi inattendues que désagréables.
Vingt-cinq ans après ses débuts dans le tome 1, on retrouve Mattéo une fois de plus en prison en septembre 1939 au début de ce sixième album. Pour un peu, il y prendrait goût à la réclusion, tellement il est dégoûté de l’accueil que les Français réservent aux réfugiés antifranquistes. Et pourtant, contre toute attente, on l’aide à s’évader… Alors il cherche à rejoindre Collioure, et toutes ces personnes, si importantes à ses yeux, qui ont ponctué les différents albums : Juliette son amour de toujours, son ami Paulin, sa mère, etc. Pourtant, Mattéo n’en a pas fini avec les déboires. Pour retrouver son fils qui est allé se perdre à la guerre, notre héros repart sur les routes. Il va faire face à cette Drôle de guerre, puis à l’écrasement des forces françaises et l’exode. Y trouvera-t-il ce qu’il cherche depuis tellement d’années ?
Quel plaisir renouvelé que de retrouver Mattéo, et l’on compte bien en profiter, vu que la couverture l’affiche clairement : c’est le dernier tome de la série. Et quel tome ! Mattéo semble nous avoir attendu en prison, une fois de plus, mais il revit (comme nous) dès qu’il arpente à nouveau les petits chemins de Collioure. On retrouve les personnages que l’on apprécie, mais on renoue surtout avec la quintessence de l’art de Gibrat : sa palette des lumières aux multiples variations de la clarté de l’aube au clair-obscur du soir, son jeu des personnages, son habilité à tirer l’Histoire pour la ramener à un niveau humain et donc palpable, et surtout la truculence de ses dialogues !
Car Mattéo, c’est avant tout l’art de la formule, des répliques drôles ou piquantes et toujours richement illustrées. Elles nous prêtent à sourire ou à rire même si les événements sont parfois rudes. Parce que ce détachement d’anarchiste-narrateur devient un outil de logique positiviste à propos d’un épisode historique des plus amers. Gibrat multiplie métaphores et comparaisons qui apportent autant de couleurs à ses personnages que ses effets de pinceaux.
Et ces derniers font une fois de plus merveille pour dépeindre cette Drôle de guerre. Car l’Histoire selon Mattéo, ce ne sont pas les batailles rangées avec des grands affrontements et des passes d’armes : cette Histoire, ce sont les hommes qui la portent, avec leurs idéaux et leurs désillusions, des sentiments qui taraudent et poussent à aller de l’avant, quoiqu’il en coûte.
Les passions de Mattéo, ce sont sa famille, sa mère, son fils, ses amis, mais ce sont aussi les femmes qui l’ont tour à tour aimé, soutenu, remballé et chahuté. À ce rayon, les deux plus chères au cœur des lecteurs n’ont pas manqué ce tomber de rideau. On retrouve ainsi les deux grandes figures féminines de la saga dans ce dernier opus : d’un côté Juliette, son amour de jeunesse et mère de son fils, mais qui n’a eu de cesse de lui échapper pour une raison ou l’autre. Puis de l’autre, Amélie la « femme d’à côté de sa vie. » Comment cela va-t-il se conclure ? Nous vous en laissons la surprise...
Alors Comment Mattéo, le roi des occasions manquées, va-t-il ménager sa sortie ? Vous le saurez en lisant ce dernier tome. Cependant, on vous conseille ardemment de relire tous les précédents volumes, histoire de savourer votre plaisir de lecture. Pour nous, le constat est limpide : Gibrat vient de terminer une série qui s’impose d’ores et déjà comme une incontestable réussite et qui restera comme l’une des plus belles références du genre.
(par Charles-Louis Detournay)
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