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Matz tire à bout portant sur une certaine mondialisation de l’information

Par Erik Kempinaire le 21 octobre 2005                      Lien  
Matz est principalement connu des amateurs pour sa série {Le Tueur}, qu'il anima avec Jacamon. Les deux auteurs publient en cette rentrée {Cyclopes}, leur nouveau projet. Cette histoire mêle habilement téléréalité, ONU, mondialisation et vision pertinente d'un futur proche. Toutes ses raisons nous ont donné envie de partir à la rencontre d'un scénariste talentueux et exigeant.

Vous débutez une nouvelle série avec Jacamon, Cyclopes. Pouvez-vous nous expliquer la genèse du projet ? Quels sont vos buts en dénonçant les dérives de la téléréalité ?

La genèse de ce projet est double. À l’origine, il y a Luc Jacamon, qui avait un souhait très clairement exprimé : explorer une autre époque, aller dans le futur, pour changer radicalement d’univers graphique, et pouvoir laisser un peu plus libre cours à son imagination, à sa créativité. Ensuite, une fois qu’il m’a donné cette contrainte de base, j’ai saisi l’occasion pour traiter un sujet qui m’intéressait, celui de la privatisation et de la
médiatisation de la guerre (la téléréalité est relativement secondaire), et surtout pour souligner les manipulations qui ont lieu, à différents niveaux,
notamment en utlisant une forme de voyeurisme dans lequel on donne au public toujours plus d’images fortes, sans toutefois qu’on sache bien à quoi elles
correspondent et ce qu’elles veulent réellement dire. C’est un sujet intéressant à traiter en BD, puisque c’est un médium d’image. Le fait de situer cette histoire dans le futur permet également d’extrapoler des situations proches de la réalité que nous connaissons, ou qui sont en tout cas des évolutions possibles... C’est amusant, et potentiellement intéressant.

Matz tire à bout portant sur une certaine mondialisation de l'information

Vous sortez d’un succès avec Le Tueur, vous attendiez-vous à celui-ci, cela vous laisse-t-il plus de crédit pour un projet chez un éditeur ?

Le succès du Tueur n’était pas vraiment prévu, ni par nous, ni par l’éditeur, d’ailleurs. Ce fut une très bonne surprise, surtout pour moi, puisque j’avais auparavant publié deux albums qui n’avaient pas trop marché. Bien sûr, lorsqu’un projet rencontre un certain succès, comme Le Tueur, cela donne un peu plus de crédit lorsqu’on apporte un projet chez un éditeur. Il doit se dire "il a l’air de savoir ce qu’il fait, voyons ce nouveau projet". Cela ne veut pas dire qu’il va se lancer les yeux fermés dans une nouvelle aventure, simplement qu’il sera un peu mieux disposé. Travailler sur une bd, c’est aussi une rencontre. Parfois, je cherche des dessinateurs pour des scénarii que j’ai en préparation, parfois, des dessinateurs cherchent des scénaristes. La rencontre n’est pas toujours facile, il faut que plusieurs conditions soient réunies, et donc il n’y a pas de règle précise.

Vous scénarisez également Du Plomb dans la tête pour Colin Wilson. Comment avez-vous été amenés à travailler ensemble ?

C’est l’illustration d’un cas que j’évoquais précédemment. J’avais écrit entièrement le scénario, dialogues compris, et je l’ai proposé à Casterman.
J’ai expliqué un peu le genre de dessin que je voulais, quelque chose d’assez réaliste mais stylé, qui communique un peu de l’humour inhérent à cette histoire, et on est tombés d’accord sur Wilson. Et par chance, Colin Wilson était disponible et intéressé. Il aimait beaucoup Le Tueur, et donc le dialogue s’est amorcé. Faire un polar le tentait, retravailler pour la France aussi, l’histoire lui a plu, et on a démarré. Je dois dire que je suis particulièrement content de cette collaboration. J’aime beaucoup le dessin de Wilson, qui a une bonne dose de classicisme, mais est aussi très stylisé. Sur le dernier album, certaines planches en noir et blanc ont quelque chose de "millerien", si on peut dire, et ça a une pêche terrible ! De plus, Wilson travaille très vite, c’est un vrai plaisir. Le côté amusant de l’histoire, c’est que le dessinateur vit en Australie, et que nous ne nous sommes jamais rencontrés. On se parle par emails, et de temps en temps par téléphone. Mais nous allons bientôt réparer cela, car Wilson va venir en France pour la sortie du tome 3, qui clôt l’histoire, au mois de janvier, pour le festival d’Angoulème et quelques autres séances de dédicaces. J’ai hâte de le rencontrer.

Extrait de Cyclopes
(c) Jacamon, Matz & Casterman.

Votre sens du découpage est ici encore plus percutant que pour Le Tueur. Avez-vous des influences cinématographiques (Tarantino, Friedkin, De Palma) ou est-ce votre parcours dans le monde du jeu vidéo qui vous influence pour cette approche de la mise en page ?

Oui, j’ai bien sûr des influences cinématographiques, je suis un gros cinéphile. Pour reprendre les noms que vous citez, je ne suis vraiment pas très fan de DePalma, j’aime bien Friedkin, et je suis un peu partagé au sujet de Tarantino... Mes reférences seraient plutôt du côté de Sergio Leone, John Ford, Fritz Lang, Robert Aldrich, Clint Eastwood, ou Jean-Pierre Melville, ou certains Scorcese. Mais en fait, mes références principales seraient plutôt dans le domaine des romans et de la littérature en général. Récemment, j’ai vu pas mal de films de Hong Kong que j’ai trouvés souvent bien plus intéressants que la plupart des films américains ou français.

Shandy sort chez Delcourt, quelle est l’origine du projet, quelle est votre approche de l’Histoire ?

Shandy est assez différent de mes autres albums. C’est une série qui se situe au début du XIXème siècle, sous Napoléon, avec un héros qui est un jeune homme plein de courage, d’illusions et d’idées romantiques au sens originel du terme. L’idée n’est pas de faire une BD historique. Simplement, le cadre général est authentique, certains intervenants font référence à des personnages historiques, et certaines situations également. Mais à partir de là, on joue avec les ingrédients pour procurer le récit le plus intéressant et le plus divertissant possible. Dominique Bertail, le dessinateur,
apporte une passion et un enthousiasme qui,je pense, se voient sur les planches et se verront encore plus dans les pages du tome 2, qui sort en janvier 2006. Il accomplit un travail formidable de recherche et de composition des images, et comme il a un talent immense, cela donne un résultat qui devrait intéresser à la fois ceux qui ne veulent qu’une bonne BD et ceux qui traquent le détail historique. On s’amuse beaucoup en faisant cette série, qui fonctionne un peu comme les feuilletons du XIXème, avec des rebondissements, un rythme trépidant, des histoires d’amours contrariées, des complots et des intrigues, des batailles et les horreurs de la guerre.

Vous mettez souvent en scène des personnages négatifs, limite nihilistes, pourquoi ?

Vous me permettrez de ne pas être tout à fait d’accord... Je ne suis pas sûr que le Tueur soit nihiliste. Il a une vision désabusée du monde et de la vie, mais en même temps son itinéraire tout entier tend à le faire sortir de sa réclusion personnelle, de sa solitude et de son pessimisme. Shandy est tout l’inverse, c’est un jeune homme plein de sève, assoiffé du désir de vivre et de participer à de grandes aventures, il veut prendre un rôle dans l’histoire et vivre sa vie au maximum. Le héros de Cyclopes est un homme angoissé par son avenir, qui se croit capable de se compromettre et de s’en sortir indemme. Les personnages de Du plomb dans la tête sont aux prises avec un monde corrompu et dangereux, et ils ne voient que la violence pour tenter de survivre. En fait, je crois que mes personnages ne sont pas négatifs et nihilistes, je crois que le monde les incite à ne pas faire les meilleurs choix, ou être exagérément durs et violents pour avoir une chance de s’en sortir. Plus que les personnages, c’est le monde et la société que
je mets en cause, et j’essaie de mettre en scène ces doutes de manières différentes dans chacune des séries.

Pouvez-vous nous parler de votre travail pour Ubisoft,quelles sont les convergences avec le monde de la bande dessinée ?

Depuis plus de 10 ans, je travaille pour Ubisoft sur les scénarii de jeux. Je travaille avec les scénaristes des différents jeux sur les étapes de création des histoires, je participe au choix des scénaristes et les accompagne pendant toute la durée du projet. Les scénarii de jeux vidéos présentent des caractéristiques spécifiques, mais au bout du compte, il s’agit de créer les histoires les meilleures possibles, compte tenu des contraintes propres au médium. Le point commun avec la BD, c’est qu’il s’agit de récit pour un médium visuel, et il y a aussi une sorte de fantaisie dans les jeux qu’on peut comparer à celle de la BD.

Extrait de Cyclopes
(c) Jacamon, Matz & Casterman.

Quels sont vos projets, n’avez-vous pas envie d’écrire pour le cinéma ?

Pour l’instant, je pense à faire vivre les séries BD qui existent. Travailler pour le cinéma pourrait être intéressant, mais ce n’est pas une priorité pour moi. La BD offre une grande liberté, et le résultat ressemble de très près à ce qu’on avait en tête au départ, ce qui n’est la plupart du temps pas le cas à la télé ou au cinéma. Le cinéma est un processus beaucoup plus complexe et potentiellement beaucoup plus frustrant, même si beaucoup plus lucratif, ce qui n’est pas non plus, comme dirait le Tueur, à négliger ! Donc un jour, pourquoi pas, travailler sur un projet. La forme d’un scénario de BD n’est pas si différente de celle d’un scénario de cinéma, et donc il n’est pas impossible qu’un jour, avec la bonne idée et la bonne équipe, je tente le coup. Je crois que là aussi, c’est une question de rencontres et d’opportunités, elle ne se sont pas encore présentées.

(par Erik Kempinaire)

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