Né le 7 août 1921, Maurice Tillieux vient d’une génération qui a vu l’émergence en librairie de deux courants culturels populaires de « mauvais genre » qui accompagnent le développement du cinéma : le roman policier et la bande dessinée. Dès les années 1930, deux auteurs belges rayonnent dans ces disciplines : Georges Simenon et Hergé. Ce sont les deux modèles de Tillieux.
Un auteur dans l’air du temps
Le premier, issu comme lui de la principauté liégeoise (Simenon de Liège, Tillieux de Huy), s’intéresse aux petites gens, aux ambiances provinciales, au détail trivial qui dénoue une intrigue basée sur une analyse détaillée des comportements résultant d’un métier ou d’un ordre social que l’on pouvait juger à cette époque, au-delà des grands bouleversements de l’Histoire, comme immuables. À cela s’ajoute la productivité compulsive du feuilletoniste (le romancier belge commettait un roman par semaine).
Le second impose une clarté, une narrativité juchée sur son quant à soi, et des personnages si parfaitement typés qu’ils nous semblent faire partie de notre propre famille. Le genre de la bande dessinée en ce temps-là revêt les oripeaux de l’innocence sous prétexte qu’il s’adresse à la jeunesse, avec cette nuance proprement belge : alors que les hussards (français) de la République se méfient de l’image, les éducateurs belges, imprégnés par le catholicisme, l’utilisent sans vergogne –de Tintin au Congo à Don Bosco- pour leur croisade eucharistique, et en font des chefs d’œuvre.
Tillieux fait la synthèse entre ces deux courants, mais il y ajoute trois ingrédients : une modernité proprement américaine héritée du Hard Boiled (Tillieux est un grand admirateur de James Hadley Chase) mais aussi des grands classiques américains du 9e Art : Dick Tracy de Chester Gould, paraissant, on l’oublie, dès le premier numéro de Spirou en 1938, Agent Secret X9 d’Alex Raymond & Dashiell Hammett et enfin Terry and the Pirates de Milton Caniff ; une fantaisie grotesque dans le détail héritée de Dubout au travers de celui que l’on surnomma le « Dubout belge », Jean Dratz , rédacteur en chef et principal illustrateur de Bravo ; enfin, une gouaille irrévérencieuse venue en droite ligne des dialogues de cette génération de scénaristes du cinéma français de l’après-guerre qui va de Jean Aurenche (La Traversée de Paris) à Michel Audiard (Les Tontons flingueurs).
Tillieux commence à publier très tôt chez Dupuis (dans Le Moustique dès 1936 et dans Spirou dès 1940) mais on ne lui ouvrit pas franchement la porte. Il fit donc carrière ailleurs, en particulier dans Héroïc-Albums avec sa série Félix, où il domine tous les autres contributeurs de la tête et des épaules. Mais avec la chute du journal de Fernand Cheneval en 1956 à cause de la censure française, il est contraint de rejoindre le giron de Marcinelle où, entre-temps, une dream team s’est constituée autour de Jijé.
À partir des années soixante, il en devient avec René Goscinny – davantage concentré sur Lucky Luke- et Maurice Rosy, le pilier de l’hebdomadaire de la bonne humeur.
Il est au zénith, comme dessinateur (Gil Jourdan, César & Ernestine) et comme scénariste (Jess Long, Marc Lebut, Tif & Tondu, La Ribambelle, Hultrasson, Natacha…)
Changement d’époque
Dans l’introduction du tome 9 de l’Intégrale de Tif & Tondu, je mets en parallèle la mort simultanée de Goscinny et de Tillieux, respectivement en novembre 1977 et en février 1978 : « Dans L’Art Moderne (1977), le dessinateur hollandais Joost Swarte, créateur du terme de « Ligne claire », écrit discrètement en manchette d’un journal tombé à terre « Goscinny is dood ! » (Goscinny est mort). Goscinny, l’homme qui avait donné un statut aux scénaristes, qui avait rendu la bande dessinée à la mode auprès des intellectuels et qui avait porté son succès à des niveaux jamais atteints depuis, cet homme […] est foudroyé en pleine maturité, à l’âge de 51 ans.
C’est un autre symbole fort d’une époque révolue. Maurice Tillieux disparaît quelques semaines plus tard. Apprenant la disparition de l’auteur de Gil Jourdan à la radio, Yves Chaland écrit au bas d’une page de Captivant (1978) : « Tillieux est mort, tout fout le camp ! » [1]
Ces décès inattendus provoquent une crise du scénario sans précédent et correspondent peu ou prou à la fin de l’âge d’or de l École franco-belge : « On n’imagine pas aujourd’hui le choc causé par cette double disparition. C’est un peu comme si on avait perdu la recette de la potion magique. Chaque grande maison avait son grand scénariste. Pilote avait Goscinny, Spirou avait Tillieux et Tintin avait Greg… Les deux premiers ayant disparu, le troisième allait rejoindre comme directeur littéraire Dargaud à Paris, déserté par Charlier ralliant Super-As… Ce drôle de jeu de chaises musicales ouvrait une crise du scénario rendue responsable du déclin de la bande dessinée belge. » [2]
Deux expositions majeures célèbrent Tillieux ces temps-ci. Une à Bruxelles, à la Maison de la bande dessinée, une autre qui ouvre cette semaine à la Galerie Maghen. Dans les deux cas, les originaux en vente (aujourd’hui hors de prix, alors que Tillieux les donnait ou les vendait à bas prix à qui en voulait de son vivant) sont un témoignage émouvant d’un artiste capital dans l’histoire du 9e Art.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Exposition "Gil Jourdan, un privé dans la BD" à Bruxelles, ouverte du mardi au dimanche inclus, de 10 à 18H, jusqu’au 2 octobre 2011. La Maison de la Bande Dessinée, Boulevard de l’Impératrice 1, 1000 Bruxelles. Tel : 02/502.94.68 - info@jije.org
Exposition-vente Maurice Tillieux à la Galerie Maghen, du 13 avril au 7 mai 2011, 47 quai des Grands Augustins - 75006 Paris - Tel. : 01 42 84 37 39 - Du Mardi au Samedi de 10h30 à 19h00. Le site de la Galerie Maghen
À propos de Maurice Tillieux, sur ActuaBD :
> Héroic, biographie en images de Maurice Tillieux
> Le prélude bruxellois à la célébration de l’« Héroïc Tillieux »
> Quoi de neuf ? Tillieux parbleu !
> Gil Jourdan, un chef d’oeuvre de référence de la BD belge
[1] Tome 9 de l’Intégrale de Tif & Tondu, Dupuis 2010, introduction critique.
[2] Idem.
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