Il faut bien dire que ce genre de livre se prend toujours en mains avec une pointe d’appréhension. Le mot « juif » ou « Israël » hystérise souvent les discours. Chacun croit avoir une opinion sur ce sujet sans forcément en savoir plus que les cinq minutes d’infos que la télé veut bien y consacrer quotidiennement. Que deux auteurs dont ce n’est pas la spécialité viennent y ajouter leur grain de sel n’ajoute rien à l’affaire, au contraire : après tout, à tort ou à raison, Yann traîne derrière lui une espèce de « réputation » dont il est temps de lever le malentendu. Cet album en est l’occasion.
« C’est du lard ou du Cacher ? »
Il faut dire que depuis près de trente ans, cet auteur, plus que tout autre et c’est là une curiosité, aime à glisser des Juifs dans ses récits, que ce soient Les Innommables, Les Éternels, Odilon Verjus, Spirou, ou la fameuse Patrouille des Libellules… Cette dernière série lui valut des lettres d’organisations juives suffisamment menaçantes pour que Glénat l’arrête sans autre forme de procès.
Or, c’est précisément dans ces circonstances lourdes de polémiques que Yann avait évoqué ce projet il y a vingt-cinq ans alors qu’on l’interrogeait sur le soupçon d’antisémitisme qu’il avait eu à subir. Récusant cette accusation, injustifiée à ses yeux, il en avait ajouté dans la provocation en déclarant : « Pour me racheter, je vais faire un album exaltant les débuts de l’aviation israélienne en 1948. J’ai déjà le titre : Torah ! Torah ! Torah ! » [1]
On n’avait pas perçu que derrière cette boutade grinçante, il y avait une vraie info, un sujet qui le passionnait : « Il y avait effectivement, au-delà de la blague, un fond de vérité, mais tu penses bien que jamais je n’aurais publié cet album avec ce titre. Au départ, je devais le faire avec Marc Lumer, sous l’angle humoristique, c’était au temps des Innommables et de La Patrouille des Libellules. C’était dans le registre de Godard, documenté et sérieux, mais avec de l’humour. »
Mais n’éludons pas cette question : pourquoi cette apparente « obsession » pour les Juifs ? La réponse est un peu excédée tant elle lui semble incongrue : « C’est tout con. Au lycée, mes copains s’appelaient tous Choukroun, Bensoussan ou Cohen. J’étais invité aux Bar Mitzvot, j’étais très intégré dans ce milieu. Et puis, j’ai toujours été attiré par l’humour juif : Goscinny, Kurtzman, Gotlib... Pour survivre dans le lycée un peu voyou dans lequel j’étais à Marseille, tu devais être soit avec les Corses, soit avec les Gitans, soit avec les Juifs… C’était plus une affinité élective qu’un calcul : je faisais de la radio avec un copain et je chroniquais toutes les semaines avec lui une BD sur Radio Judaïca. C’était déjà un peu tendu, on entrait par une porte blindée et tout cela… J’ai toujours un peu baigné dans un milieu juif, J’ai été moi-même « Shabbes Goy » (Gentil de Shabbat) [2]. »
Buck Danny chez les Juifs ?
Mezek est la marque de ces avions que le jeune état hébreu rachète à la Tchécoslovaquie, des vieux Messerschmitt au bord de la déglingue qui doivent lutter contre les Spitfire tout neufs des Égyptiens du Roi Farouk. Son héros est Bjorn, un Suédois blond aux yeux bleus, aviateur volontaire grassement payé en butte aux quolibets et au mépris des « Sabra », ces Palestiniens juifs combattant pour l’indépendance d’Israël.
Est-ce pour autant une banale histoire d’aviation en terre hébraïque ? Non pas, l’intrigue tourne autour d’un lourd secret que dévoile une histoire d’amour. Le beau dessin classique de Juillard s’accommode d’un récit de guerre appuyé sur une documentation fouillée (on y mentionne la sourde rivalité entre l’Irgoun de Menachem Begin, un mouvement proche de l’extrême droite et la Hagannah de Ben Gourion affichant ses attaches communistes pour mieux arracher la reconnaissance du jeune état à l’Union soviétique), entrecoupé de scènes tendres et quasi poétiques dont l’esthétique fait penser à des scènes de Valse avec Bachir : « C’est un pur hasard car mon album a été conçu bien avant » fait remarquer Yann.
L’histoire commence sur des sabotages à répétition mais elle fait rapidement la place à un développement moins ténu. . Comme dans le cas de Il était une fois en France de Nury & Vallée (Editions Glénat), nous sommes face à un cas limite : « Je ne voulais pas d’intrigue à la Ric Hochet. C’est plus impliquant pour le lecteur, cela stimule l’imagination, je voulais qu’il se demande ce qu’il aurait fait à leur place… J’ai été marqué par le film de Louis Malle, “Lacombe, Lucien”. Le héros était un véritable salopard, il n’y avait rien le défendre, mais on s’y attachait quand même. »
Nous sommes ici devant un Israël des origines un peu idéalisé : « C’est comme dans toutes les révolutions ou lors de la Guerre d’Espagne à ses débuts, où il y a toujours une période assez pure et enthousiaste en dépit de combats assez durs et de massacres. Je ne cherche pas non plus à faire une œuvre d’historien. Il est probable qu’il subsiste quelques imprécisions. »
Reste la question de savoir pourquoi un sujet aussi passionnant ne fait pas l’objet d‘une mini-série de quatre ou cinq albums, il y avait pourtant la matière… : « Ah mais, je suis heureux et je baise les pieds d’André Juillard d’avoir bien voulu dessiner cette histoire ! C’est sûr que j’aurais bien aimé la développer, mais sans Juillard, ce scénario dormirait toujours dans mon tiroir ! Je suis déjà bien content qu’il existe. C’est uniquement grâce à Juillard que les portes se sont ouvertes, sinon c’était non. Les gens évitent les polémiques ou de prendre le risque que cela suscite un malaise, qu’il y ait des levées de bouclier. Si l’on veut éviter les ennuis, autant ne plus faire que des Schtroumpfs, et encore ! »
Une prise de risque de la part de Juillard, donc, qui nous vaut un des meilleurs albums du moment.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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"Mezek" par Yann et André Juillard, collection Signé, au Lombard
"Mezek" fait l’objet d’une exposition-vente Juillard "Mezek" à la Galerie Champaka, du 29 avril au 22 mai 2011 (27, rue Ernest Allard, 1000 Bruxelles)
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[1] In Les Cahiers de la Bande Dessinée N°85, Glénat, Grenoble, juin 1985.
[2] Dans les milieux juifs très religieux où l’on ne peut allumer la lumière, des non-juifs sont sollicités pour par exemple appuyer sur le bouton de l’ascenseur.
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