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Michel Kichka ("Deuxième Génération") : « C’est mon histoire, mais aussi celle de toute une génération. »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 30 mars 2012                      Lien  
Auteur d'un livre fort sur la Shoah, "Deuxième Génération : Ce que je n'ai pas dit à mon père", Michel Kichka a mis ses pas dans ceux de Spiegelman. Mais à sa façon, Dans la tradition franco-belge. Rencontre.

Vous êtes un dessinateur israélien mais vous êtes né en Belgique. Quel est votre parcours ?

Enfant, je recopiais Lucky Luke, Gaston Lagaffe, Astérix,... À 12 ans j’ai commencé à faire des BD pour le journal de mon école, pour le journal du "Ken de Liège" de l’Hachomer, pour l’hebdo de Seraing... À 18 ans, j’ai publié mes premières planches amateur dans Curiosity Magazine édité par Michel Deligne à Bruxelles.

Je suis né dans une famille de dessinateurs. Mon père avait des dispositions pour le dessin, mais la guerre a empêché de la développer. Ma grande sœur Khana avait fait les Beaux-arts de Liège et mon petit frère Charly pratiquait le dessin, la peinture et le modelage, mais ils n’ont pas poursuivi dans cette voie.

J’ai commencé à étudier l’architecture parce que la BD n’était pas considérée comme un métier sérieux au début des années 1970. Difficile d’en vivre et de se faire un nom. J’ai choisi l’option "Travaux Publics" puis "Architecture" dans le but de faire mon alyah [1]. Mais la Guerre de Kippour éclata dès le premier trimestre. J’ai voulu me porter volontaire, mais Israël n’acceptait alors que des réservistes de Tsahal. Je suis parti passer les vacances de Nouvel An auprès de ma sœur Khana qui avait fait son alyah en 1970. Le soir du réveillon, j’ai décidé que je passerais mon diplôme en Israël ! C’est en cherchant une équivalence que j’ai découvert l’école Betsalel à Jérusalem. J’ai alors choisi le graphisme, plus proche de mes aspirations d’origine.

Mais il était impossible de faire seulement de la BD en Israël. Il n’y avait ni culture, ni tradition de BD dans ce pays. Je suis donc devenu illustrateur par défaut, même si mes illustrations racontaient toujours une histoire. J’ai illustré des livres pour enfants, j’ai collaboré à la presse enfantine où je pouvais parfois placer des BD. De 1986 à 1992, j’ai développé dans un magazine jeunesse une BD parlant hébreu et se déroulant en Israël. Je voyais cela comme la concrétisation d’une forme d’idéal sioniste. Sans guillemets et sans point d’exclamation.

En 1997, la deuxième chaîne TV israélienne m’a invité à réaliser des caricatures politiques en direct dans le JT de 7h du matin. Je n’en avais jamais faites, mais après 23 ans de résidence en Israël, je me sentais prêt à relever le défi. J’y ai pris goût. C’est devenu une seconde nature.

Travailler parallèlement dans ces différents domaines proches mais différents constituent un plaisir mais aussi est une nécessité économique. Tout au long de ma carrière, il y a eu des périodes où j’ai fait davantage de posters, de caricatures, de BD, ou de livres pour enfants dans un équilibre variable. Chaque discipline correspond à une facette de ma personnalité.

Michel Kichka ("Deuxième Génération") : « C'est mon histoire, mais aussi celle de toute une génération. »

Crayonné et planche encrée de l’album
(C) Kichka

Quel est votre rôle dans Cartooning For Peace ?

C’est Plantu qui a monté cette association avec Kofi Anan et un petit groupe de dessinateurs qu’il a embarqués dans l’aventure. J’en fais partie, nous sommes en quelque sorte le noyau d’un groupe qui réunit les plus grands dessinateurs de presse des cinq continents. C’est un combat, une vocation et une mission pour la paix, pour la liberté d’expression. Un engagement politique et humain, une responsabilité, un devoir et un privilège. Cartooning for Peace, ce sont aussi des amitiés fortes qui se sont scellées à force de rencontres et de voyages. Avec mes collègues du monde arabe et en Iran, nous nous respectons et nous apprécions.

Vous enseignez la BD. Vous êtes plusieurs fois venu à Angoulême avec vos élèves ?

J’enseigne à Betsalel depuis 30 ans. Je ne cherche pas à créer une École de la BD Israélienne, mais la BD et la caricature politique sont des cours que j’ai introduits dans le cursus du département de Communication visuelle. Encore une forme d’acte fondateur pionnier, sans guillemets. Cela a permis à une jeune génération de créateurs d’émerger et de se développer.

J’ai pris deux classes afin de visiter des ateliers de dessinateurs à Angoulême, à Lille (François Boucq), à Paris (André Juillard, Jean-Claude Denis, Loustal, Rossi, Blutch,...), à Lyon (École Émile Cohl) et à Bruxelles (Hermann, Frank, Centre Belge de la bande dessinée). Dans le premier groupe en 1994 se trouvaient les frères Asaf et Tomer Hanuka, dans le second David Polonsky (Valse avec Bachir...)

Quels sont ceux qui sont publiés en France aujourd’hui ?

Rutu Modan (Exit Wounds...), Asaf & Tomer Hanuka (Carton Jaune, Pizzeria Kamikaze...), Uri Fink (Israël-Palestine, entre guerre et paix...), Gilad Seliktar (qui n’a pas étudié à Betzalel, Ferme 54), Yirmi Pinkus (How To Love...), David Polonsky.

Quelle est la situation de la BD en Israël aujourd’hui ?

Elle est en pleine émulation, mais cela avance lentement à mon sens. On a plusieurs écoles supérieurres où la bande dessinée est enseignée (Betzalel, Shenkar), un musée, des expositions (Jo Kubert, La bande dessinée chinoise, Actus Tragicus ...), mais la création est encore balbutiante et les éditeurs frileux.

L’École franco-belge y est-elle bien considérée ?

Par mes étudiants, oui ! Mais elle est encore relativement peu connue ici.

Pourquoi un livre sur la Shoah, pourquoi maintenant ?

Deuxième Génération est l’aboutissement de mon cheminement. J’ai toujours eu envie de raconter mon histoire, notre histoire, celle de ma famille et de ma génération. Mon premier grand choc a été la lecture du premier tome de Maus d’Art Spiegelman en 1986. Un chef d’œuvre qui m’a ému et impressionné. C’était une nouvelle forme de BD, un roman graphique pour lectorat averti. Traiter de la Shoah et du relationnel père-fils était totalement révolutionnaire. Maus m’a insufflé une dose énorme de motivation, mais à 32 ans, marié et jeune papa, dans l’élan d’une carrière, j’étais loin d’être prêt à "attaquer".

Mon deuxième choc fut le suicide de mon petit frère Charly. J’en ai énormément souffert. En silence. Mais j’ai commencé petit à petit à écrire, pour moi-même, mes réflexions, mes douleurs. J’en ai rempli des cahiers entiers. L’écriture était un refuge où je me sentais bien. C’est suite au suicide de Charly que mon père a commencé à parler de la Shoah. Sa parole a envahi petit à petit l’espace familial puis il est devenu témoin et accompagnateur d’écoles à Auschwitz. C’est devenu sa raison de vivre. Les lettres qu’ils m’écrivait débordaient de photos, d’articles de journaux, de documents, Auschwitz resurgissait dans toutes les phrases. C’était oppressant. Pour respirer, j’écrivais encore plus.

Crayonné de la planche où l’auteur apprend le suicide de son petit frère Charly
(C) Kichka

Il y a quatre ans, j’ai déclaré solennellement à ma femme Olivia, et à qui voulait l’entendre, que j’allais créer un roman graphique autobiographique. J’ai commencé par relire toutes mes notes, à compiler souvenirs et anecdotes. Une fois mon cahier rempli, je l’ai posé au fond d’un tiroir pour laisser mûrir. En réalité, je ne savais pas comment commencer. J’étais au pied d’une montagne énorme et je n’avais aucune expérience en alpinisme. Par ailleurs, j’étais objectivement débordé de travail et d’activités. Mais mon livre m’obsédait et je passais des nuits blanches à essayer de me l’imaginer. Olivia m’a poussé à partir m’isoler, pour une dizaine de jours, loin de mon cadre habituel. En Septembre 2010, je suis parti à Liège et à Paris où sont nées les dix premières pages.

Un mois plus tard, je rencontrais Gisèle de Haan, éditrice chez Dargaud. Elle y a tout de suite cru alors que je n’avais qu’un dixième du livre. Elle m’a proposé un contrat et l’accompagnement professionnel dont j’avais besoin pour mener à bien ce projet ambitieux et périlleux. S’en est suivie une année de travail intensif, acharné même. C’était mon premier vrai livre d’auteur, l’expérience de Gisèle et la sensibilité qu’elle m’a prodiguées par des longues conversations par Skype m’ont aidé à mener le travail à bien.

Avec ce livre, je reviens à mes premières amours, la BD, le berceau de ma culture et mes premiers instants de bonheur. C’est mon histoire, mais aussi celle de toute une génération, la deuxième génération de la Shoah. Celle de mes amis d’enfance du mouvement de jeunesse. Celle de mes amis en Israël. C’est ma première expérience d’écriture, une véritable découverte. Enfin, c’est aussi la première fois que je dessine en noir et blanc, une autre découverte.

Le père de l’auteur, Henri Kichka, accompagnant un groupe d’enfants à Auschwitz
Photo DR

Spiegelman n’avait donc pas épuisé le sujet ?

Non, mais il l’a clôt avec Metamaus, un ouvrage passionnant que j’ai dévoré avec beaucoup intérêt. Je pensais qu’il avait tourné la page et j’ai été surpris de découvrir à quel point il est encore en plein dedans. C’est tout à fait ça la deuxième génération !

Est-ce que la mémoire de la Shoah est différente en Belgique, en France et en Israël ?

Absolument. En Israël, nous avons le Yad Vashem, le kibboutz Lohamei Hagetaot, l’Institut d’Études de la Shoah et des dizaines d’autres centres petits et moyens. Son enseignement s’est institutionnalisé, c’est bien et mal à la fois. Elle est encore une référence à la politique actuelle de Bibi Netanyahu. La Belgique ne me semble pas avoir fait le travail de la mémoire de la Shoah comme cela a été le cas en France où cela a mis des années à se faire.

Vous commentez chaque jour l’actualité, que vous a inspiré l’affaire Merrah justifiant ses meurtres par celui des enfants palestiniens ?

Cela ne m’a pas surpris. C’est la minute de silence qui a été respectée dans une école à la mémoire de Merrah qui m’a écœuré. L’antisémitisme qui nourrit l’antisionisme, et le contraire, sont pour moi les véritables dangers d’aujourd’hui dans ce domaine. Dans ma BD, j’ai refusé de mélanger mon histoire de la Deuxième génération avec mon Alyah. C’est un sujet dont je parlerai dans mon prochain livre. Je ne voulais pas que mon propos puisse être détourné ou instrumentalisé par les négationnistes et les antisémites de tout poil.

Souvent, dans les pays arabes on avance la thèse qu’Israël a été concédée par les Nations Unies pour "payer" le crime de la Shoah ?

D’abord, on n’y enseigne pas la Shoah du tout. Le comble des combles est une discussion très intime et très personnelle avec un collègue palestinien qui m’a demandé en toute innocence si mon père était payé pour le travail qu’il faisait dans les camps ! Si je n’avais pas été convaincu de la sincérité de sa question et de son ignorance réelle, je ne lui aurait probablement plus jamais parlé. Comme à ce dessinateur néo-zélandais qui a dessiné un cartoon où un Palestinien porte une charge sous laquelle il fléchit. Sur la charge est écrit en grand : "Fardeau de l’Holocauste Juif".

"je râle donc je suis" ou la difficulté d’être un enfant d’un rescapé de la Shoah. Crayonné de Michel Kichka.
(c) Kichka

Votre père a-t-il lu le livre ?

J’espère que oui mais je n’ai pas encore eu l’occasion d’en parler avec lui, étant en déplacement depuis la sortie du livre. Il l’a trouvé très beau, c’est un bon point de départ.

Et vos enfants ?

Ils ont tous énormément aimé, ma femme aussi , et ça m’a comblé ! Mon cadet Yonathan m’a dit que la double page 62-63 a été un festival de larmes , de tristesse puis de joie !

Il y a une scène à la fin qui est un peu choquante, celle où l’on voit toute la famille faire des vannes sur la Shoah... On peut donc en rire ?

Je ne la trouve pas choquante mais je savais qu’en la mettant dans le livre elle pourrait choquer. Le livre m’aurait paru incomplet si j’avais fait l’impasse. Et je me fous de ce que les négationnistes en pensent. Elle fait partie des scènes que j’ai réécrites et redessinées plusieurs fois. C’était très délicat, je voulais bien choisir mes mots et mes images, être sûr d’être bien compris. Il y a pas mal de passages comme cela dans l’ouvrage. Je pourrais faire un livre bonus avec tous les passages qui ont été modifiés ou ne sont pas entrés dans la mouture finale. Cela résulte du dialogue avec mon éditrice Gisèle de Haan. C’est la première fois que j’écrivais et que je travaillais avec une éditrice en 35 ans de carrière. J’ai l’impression d’avoir appris presque autant avec elle que pendant toutes mes années de travail. Un dialogue tout en sensibilité et en écoute attentive, dans un esprit de respect et de confiance. J’avais attendu tellement longtemps avant de me lancer, il fallait que ce soit le meilleur de moi-même. Mon expérience de dessinateur de presse a beaucoup joué dans le tracé du dessin, mais le traitement du noir et blanc a été un véritable champ expérimental où je me suis éclaté !

C’était un livre nécessaire pour vous ?

Pas nécessaire : vital ! Depuis que je l’ai achevé, et surtout depuis qu’il est imprimé, je sens que je respire différemment.

Propos recueillis par Didier Pasamonik


Trois états d’une page de l’album
(C) Kichka

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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[1Le retour que les Juifs font en Israël. NDLR

 
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