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Michel Plessix 1/2 ("Julien Boisvert") : "On avait envie de parler du vivant et de le rendre le plus crédible possible."

Par Thierry Lemaire le 19 juillet 2013                      Lien  
Avec la publication coup sur coup du dernier tome du {Vent dans les sables} et de l'intégrale {Julien Boisvert}, l'occasion était trop belle pour ne pas converser longuement avec Michel Plessix. Cet entretien en deux parties fait donc le panorama de la (longue) carrière du dessinateur originaire de Saint-Malo. Pour démarrer, retour sur la série qui le fit connaître du grand public.

Comment est né Julien Boisvert ?

Avec Dieter, c’était à la fois en réaction et en amour avec nos lectures d’adolescents. Des classiques comme Bernard Prince ou Buck Danny, enfin moi je n’aimais pas Buck Danny, mais ce genre de BD d’aventure qui nous avaient nourris quand on était gamins. L’un et l’autre, ce qui nous gênait, c’est que les héros vivant des aventures assez terribles, en ressortaient totalement indemnes psychologiquement. On voulait donner une dimension plus humaine à nos personnages. Des histoires assez classiques, mais avec un héros qui l’était un peu moins.

Et le parti-pris de prendre un jeune homme ?

C’est un parti-pris assez classique des histoires d’initiation. C’est plus compliqué de faire des histoires d’initiation avec des petits vieux.

C’est vrai, mais ça aurait pu être une héroïne.

Oui, c’est vrai. Mais c’est plus compliqué à dessiner bien. (rires) Un trait de travers sur un homme, ce n’est pas très grave. Un trait légèrement de travers sur une femme et tout le personnage féminin est grotesque.

Michel Plessix 1/2 ("Julien Boisvert") : "On avait envie de parler du vivant et de le rendre le plus crédible possible."
Plessix sait dessiner les femmes

Et Gilbert, comment est-il venu ? C’est le Milou de Julien ?

Oui, c’est un peu un clin d’œil à Milou, à Spip, au Marsupilami, au compagnon des héros. Je ne me souviens plus très bien, mais sans vouloir offenser Dieter, il me semble que c’est moi qui ai apporté le chien Gilbert. Parce qu’il y avait une pub pour les chaussures Hush Puppies avec un basset artésien qui tirait une tronche pas possible. Déjà gamin ça me faisait rigoler. Je crois que j’ai proposé à Dieter de prendre un chien comme ça, a priori totalement inexpressif. Ces chiens, quand on les voit, on ne sait pas s’ils sont complètement crétins ou au contraire extrêmement intelligents et qu’ils font les crétins pour avoir la paix. Je penche plutôt pour la seconde solution. Ce qui est très drôle, c’est qu’on avait fait un repérage à Guernesey et Sark pour le deuxième Boisvert, et à Sark, alors qu’on était en train de prendre des notes à une petite terrasse de pub, il y a Gilbert qui est passé devant nous, qui s’est arrêté et qui nous a regardé.

Justement, Gilbert a un rôle assez important. Un rôle comique mais aussi dans la tendresse, dans l’émotion, que n’a pas Milou.

Gilbert, c’est un vrai chien. Qui pense comme un chien. Qui pense « wouf », « waf ». Qui renifle le cul des autres chiens...

Pourquoi avoir décidé pour la première aventure, d’aller dans une région du monde traitée pour la dernière fois en BD dans Les Ethiopiques de Pratt ?

Corto Maltese, c’était plutôt la Somalie, l’Érythrée. Nous, on est plus dans le Sahel, du côté du Niger et du Mali. On a inventé le Nyasso, un pays imaginaire, mais c’est situé précisément dans le sens où on parle des Peuls. Autrefois, ils évoluaient d’Est en Ouest au centre de l’Afrique. Maintenant, ils sont essentiellement au Niger, au Mali et au Sénégal, dans cette région.

L’idée de placer l’aventure dans cette partie du monde est venue comment ?

Je ne m’en souviens plus trop. Je pense que j’avais dû voir un reportage sur les Peuls où les jeunes hommes se maquillent et dansent avec des poses, pour nous féminines mais pour eux extrêmement masculines. J’avais été marqué par ça. J’en avais parlé à Didier, qui était intéressé aussi. On s’est renseigné après à la librairie L’Harmattan lors d’un passage à Paris. Et moi, je revenais d’un voyage que j’avais fait fin 1988 en Algérie et dans le sud algérien. J’avais pris une belle claque dans la gueule en découvrant le désert du côté du Tassili n’Ajjer, du côté de Djanet. D’ailleurs dans Boisvert, on voit à un moment une forêt de pics rocheux un peu noirs, oxydés, et c’est ce que j’ai vu dans cette région là.

La fameuse danse des Peuls

Et puis on peut ajouter sûrement une influence de Bernard Prince. Dans chaque pays qu’il découvrait, il y avait une population autochtone, mais Greg la traitait avec un point de vue occidental, un peu colonisateur, les bons ou les mauvais sauvages. Nous, on avait aussi envie de parler de ces autochtones, mais en montrant leur dimension humaine. En montrant que c’était une autre réalité que la nôtre. Sans jugement de valeur. Ce que j’ai d’ailleurs essayé de reproduire dans Le Vent dans les sables avec la séquence sur « comment on va aux toilettes entre Occidentaux et Orientaux ». Il n’y en a pas un qui a raison par rapport à l’autre. Pour chacun, l’autre est dégoûtant.

Dans Julien Boisvert, il y a deux fils rouges. D’abord, une toile de fond politique. Les peuplades Peuls déplacées, les Irlandais, une tension sociale au Mexique, le KKK... C’était important d’ajouter cette dimension.

Dieter et moi, on a le même âge. On a grandi dans les années 1970, dans une époque où il y avait un clivage politique. On était forcément politisés, forcément d’un bord. Notre génération a une grille de lecture politique du monde. C’était un peu compliqué de faire une histoire sans parler de ça. Et comme nous avions à peu près le même regard sur le monde, on était à peu près d’accord sur nos idées politiques.

Là, on n’est plus dans Bernard Prince. Quoique. Greg aussi avait des idées politiques et elles transparaissaient, sans que ça soient des messages.

Nous non plus on n’était pas dans le message. C’était des petites touches comme ça. On essayait d’avoir un regard humain et pas dogmatique. Je pense au dernier tome, Charles, sur l’extrême droite américaine. Ça correspondait à un moment de remontée du Front National en France et on était d’accord qu’il ne fallait pas confondre les idéologues, les apparatchiks, et tous les électeurs. Dans tous les partis extrémistes, il y a des gens qui s’en rapprochent non pas par adhésion mais par perte de repères, pour essayer de se raccrocher à quelque chose qui les rassure. Ces gens là, ce n’est pas en les condamnant qu’on va les remettre dans le droit chemin. Au contraire, je pense qu’il faut parler avec eux.

D’où le personnage du père de Julien.

Oui, il apparaît dans un premier temps comme un type d’extrême droite, puis on se rend compte qu’il infiltre le mouvement. Sauf qu’il est prêt à utiliser, pour la bonne cause, des moyens que le camp qu’il combat pourrait utiliser aussi. Le père a un combat juste, mais “la fin ne justifie pas les moyens” lui dit son fils à un moment donné.

Julien retrouve son père

L’autre fil rouge, c’est la vie de Julien Boisvert. Surtout la vie sentimentale. Qui n’est pas un long fleuve tranquille, loin de là. Le personnage n’est pas monolithique, il évolue. Ça apporte beaucoup de moments d’émotion. Très tristes, pour les séparations par exemple, ou très gaies. C’était évidemment quelque chose d’important.

Il y a de la vie. On avait envie, et j’ai toujours cette envie dans Le Vent dans les saules et dans les sables, de parler du vivant et de le rendre le plus crédible possible. Que ce soit un être humain comme Julien ou un animal comme rat, taupe ou crapaud. Il faut y croire. Il faut embarquer le lecteur dans un univers plus complexe qu’une bête histoire d’aventure.

Est-ce que c’est plus compliqué avec des animaux ?

Non, parce que ce ne sont pas de vrais animaux. Ce sont des petits humains avec un masque d’animal. Comme dans les Fables de La Fontaine ou beaucoup de contes, que l’on retrouve dans toutes les cultures. On se sert des animaux pour parler mieux des humains. C’est une forme de caricature, et quand elle est bien faite, elle parle, je crois, beaucoup plus en profondeur de l’être humain que le portrait réaliste. Un De Funès parlait très bien de personnes que l’on voit tous autour de nous et, récemment, en politique. Par l’humour, par l’excès, il a très bien décrit les travers mesquins, égoïstes, que l’on a un peu tous au fond de nous.

Comment se passait la collaboration avec Dieter ?

C’était différent sur chaque album. Le premier tome, c’est plutôt moi qui ai apporté l’histoire. Le deuxième, c’est plutôt Dieter. On s’est rendus compte que ça ne fonctionnait pas bien. Sur le premier tome, Dieter était un peu en manque de territoire. Sur le deuxième tome, c’était moi. Sur les deux derniers, on a défini des thématiques, chacun a réfléchi de son côté et on a mis sur la table nos pensées, nos pistes. On a essayé de voir ce qu’il y avait en commun et de travailler dessus. Sur le troisième, ça a été un petit peu compliqué parce que le thème était la spiritualité de Julien. Dieter et moi on est tous les deux plutôt des mécréants, mais je n’exclus pas une certaine recherche spirituelle athée. Tandis que pour Didier, tout du moins à cette époque là, la spiritualité était forcément du côté de la religion et du pouvoir politique de la religion. Donc, là on a eu un petit peu de mal à s’accorder.

Visite à St-Pierre-Port

On peut se demander quels sont les points de départ des intrigues. L’Afrique on l’a vu, puis la Manche, le Mexique, les États-Unis…

Après ce que Julien avait vécu dans le premier tome, il fallait qu’il reprenne un peu ses esprits, donc qu’il aille dans un endroit un peu tranquille. La première piste était la Suisse. Puis on s’est dit qu’on ne connaissait pas trop le pays. Aller faire un repérage là-bas, ça ne nous enchantait pas trop. Étant Malouin, j’ai pensé à Jersey et Guernesey que j’ai visité gamin. Ça a plu à Didier. On a été faire un petit repérage là-bas avec Isabelle Rabarot. Et là, ça nous a paru évident que c’était le lieu pour raconter cette histoire-là. Ça a modifié le récit parce que l’île de Sark, je ne la connaissais pas. On l’a découverte et il nous a paru une évidence qu’il fallait intégrer cette île. Ça avait un sens dans le récit. Une ambiance particulière. Quand on sort de Saint-Hélier, la capitale de Jersey, ou de Saint-Pierre-Port, la capitale de Guernesey, on est dans un autre temps, vraiment.

Et après, le Mexique ?

Je ne me souviens plus bien. Peut-être parce qu’à l’époque je lisais Carlos Castaneda. Lucien Rollin, qui est un ami, avait fait aussi un voyage au Mexique. Je ne me souviens plus du point de départ.

Avec Castaneda, on était en plein dans la thématique de la spiritualité.

Je vois Castaneda sûrement comme un imposteur, mais ayant eu moi-même des expériences de psychotropes, il y a aussi des choses qui me parlent. Tandis que Dieter ne voyait que l’imposteur et le manipulateur. Le personnage, s’il existe, est à mon avis plus complexe que ça. Moi, je m’étais retrouvé dans une expérience de psychotrope à parler avec un chien que je n’avais jamais rencontré auparavant et qui me parlait d’un quartier où je n’avais jamais mis les pieds. Et quelques jours après, je passe dans le quartier dont il m’avait parlé. Il m’avait dit qu’il appartenait à un boulanger. Et effectivement, je passe devant une boulangerie et il y avait ce chien qui était devant. C’est une expérience qui m’a beaucoup troublé.

On a retrouvé Don Juan ?

Et le dernier, les États-Unis ?

Je crois qu’on voulait parler du problème de l’extrême droite. Je dis peut-être des bêtises, je suis en train de reconstruire. Ça nous paraissait délicat de parler de la situation en France. On n’avait pas la distance par rapport à ça. Ayant vu l’un comme l’autre plusieurs films comme La Main droite du diable, ou d’autres sur le Ku Klux Klan, on s’est dit que c’était un bon endroit.

Alors, entre le premier tome et le quatrième, le dessin évolue.

Il évolue vers plus de réalisme. À l’époque, les éditeurs n’aimaient pas tellement le dessin « gros nez », donc il y avait une pression pour aller vers plus de réalisme. Pas forcément formulée, mais on ressentait ça. C’était dans l’air du temps. Par exemple, avant de présenter Boisvert et La Déesse aux yeux de jade, j’avais présenté d’autres projets chez différents éditeurs, et à chaque fois, on me répondait « ah ben non, le scénario nous plaît mais, par contre, le dessin est trop humoristique ». Ou alors, chez Dupuis, c’était « ça nous plait bien, mais l’histoire est trop réaliste ». Notre génération était un peu le cul entre deux chaises. Et puis tout simplement, il y a un apprentissage du dessin qui a fait qu’il a évolué.

On sent un dessin aussi un peu plus épuré.

Mmh, pas vraiment.

Il y a un peu moins de détails dans les cases. Un peu plus de ciels par exemple.

Oui, j’ai toujours eu une volonté de raconter des histoires humoristiques ou réalistes, mais avec un langage narratif réaliste. Voulant travailler sur les émotions des personnages, sur leur intériorité, pour parler de ça graphiquement, il faut utiliser un langage cinématographique. Pouvoir faire tourner la caméra autour d’un personnage, pouvoir le dessiner en plongée et en contre-plongée. Essayer de rendre les émotions pas seulement par les expressions du personnage mais aussi par le positionnement de la caméra.

Une planche du tome 4 plus épurée, et des cadrages très cinématographiques

Le dessin plus réaliste n’avait rien à voir avec le fait de signifier une plus grande maturité de Julien ?

Non. On s’est rendus compte assez rapidement qu’effectivement, mon évolution graphique correspondait à l’évolution de Boisvert. On s’est dit « tant mieux ! ». Ce n’était pas voulu, mais on n’a rien fait contre, parce que ça venait étayer l’évolution de Boisvert.

Alors, fin de Julien Boisvert. Et là, contrepied, Le Vent dans les Saules. Le dessin repasse à l’humoristique.

Sur les personnages. Parce que les décors sont réalistes. Et par la gestion graphique des cadrages, on n’est pas très loin de Boisvert. Ça reste une narration réaliste pour une histoire qui ne l’est pas.

C’est vrai, mais ça a quand même surpris tout son monde.

Quand j’ai annoncé qu’on arrêtait Boisvert et que le prochain truc que je ferais serait plus pour enfants ou tout public, il y a des lecteurs de Boisvert qui m’ont… non pas insulté, mais… engueulé assez vertement. Et qui ne comprenaient pas. Et puis quelques années après, je les ai retrouvés en dédicaces, fans du Vent dans les saules.

(par Thierry Lemaire)

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