Giuseppe Bergman en a plus qu’assez de l’étroitesse de la vie que notre société lui impose et rêve désespérément de vivre libre et sans entrave. Aussi, quand il est sélectionné par une société de production pour partir à l’aventure, il n’hésite pas une seconde et plaque tout. Première étape : retrouver HP, qui sera son maître dans cette quête initiatique… Rencontre avec son dessinateur qui signe le 4e et dernier tome de la série Borgia pour Jodorowsky.
Le quatrième album de Borgia marque la fin de votre collaboration avec Alejandro Jodorowsky. Qu’est-ce qui vous plaisait dans ce récit ?
Tout ! Mais surtout la férocité envers l’Église qu’Alejandro Jodorowsky a incluse dans cette histoire. En réalité, il ne s’en prend pas à celle-ci en tant que telle, mais au pouvoir. Et à l’époque, en Italie, il était personnalisé par les hautes autorités catholiques. Et puis, j’ai apprécié la modernité de l’époque où se situe le récit : c’est une période charnière. 1492 marque la découverte de l’Amérique, mais aussi l’année où Rodrigo Borgia, le chef de la famille, est devenu pape, sous le nom d’Alexandre VI. Le conseiller de cette famille n’était autre que Machiavel, qui reste encore l’un des théoriciens politiques les plus cités aujourd’hui. Actuellement, le nom des Borgia continue à recouvrir une connotation négative. C’est un nom puissant, qui a été associé à des choses terribles.
Machiavel ne personnalise-t-il pas le cynisme politique ?
Oui. D’ailleurs, il est contemporain d’un temps régi par une double loi et une double morale, séparant les puissants et les autres. Une gestion moderne du pouvoir commençait. Heureusement, de nos jours, la torture et la peine de mort ont disparu. Mais il existe d’autres moyens pour canaliser la confiance et les faveurs du peuple : la télévision, la presse, etc. Le pouvoir a commencé à se structurer à l’époque des Borgia, presque d’une manière scientifique !
Comment caractériseriez-vous l’écriture de Jodorowsky par rapport à celle d’Hugo Pratt ?
Ils ont un style très différent ! Alejandro Jodorowsky s’intéresse depuis de nombreuses années aux Borgia. Il a même écrit une pièce de théâtre sur ce thème. Il possède un style baroque, dur, violent. Contrairement à Hugo Pratt, il n’est pas lyrique ! Hugo s’inscrivait dans la droite ligne des grands narrateurs à la Robert Louis Stevenson. Ils sont issus de deux traditions différentes. De plus, Jodorowsky est juif. Il a une vision très particulière de l’Église et de la chrétienté !
Hugo Pratt était connu pour le degré très poussé de ses recherches documentaires, visant à rendre son travail encore plus réaliste. Jodorowsky fait-il ce même travail de vérification historique ? Ou s’offre-t-il plus de latitude, en se permettant davantage de délirer ?
C’est plutôt la deuxième option (Rires). Dans Borgia, j’ai dessiné une scène ou les machines volantes de Léonard de Vinci sont fabriquées. Il me paraît improbable que cela se soit réellement passé de la sorte ! Il y a beaucoup d’autres scènes comme, par exemple, la mort de Jérôme Savonarole, qui relève du délire. Nous offrons au lecteur une interprétation de Borgia. Ces événements se sont déroulés il y a cinq siècles, ce qui nous permet de prendre quelques libertés par rapport à la réalité.
Vous avez délibérément opté pour un découpage « épuré », comportant très peu de cases par page…
Oui. J’aime réaliser des grandes cases pour les scènes spectaculaires. J’aime montrer du spectacle, et ne pas hésiter à détailler. Je me charge du découpage de l’histoire. Jodorowsky me remet un découpage global de la page. En revanche, il me laisse la liberté de le structurer. Je respecte bien entendu ses dialogues.
Drugstore publie une nouvelle édition des Aventures vénitiennes de Giuseppe Bergman. Les Humanoïdes Associés n’avaient-ils pas massacré cette série en coupant chacune des histoires en deux albums ?
Effectivement. J’aime beaucoup l’édition actuelle, publiée par Drugstore. Elle est très élégante. Les Aventures vénitiennes de Giuseppe Bergman forment un récit très linéaire. C’était un non-sens de le couper en deux !
Vous souvenez-vous des circonstances de la création de la série ?
Ah ! C’est une histoire inoubliable… C’est la première histoire que j’aie écrite. Elle est née à cause d’Hugo Pratt. À l’époque, un éditeur de Casterman s’était déplacé à Milan pour m’acheter Le Roi des Singes. Mais l’histoire avait déjà été vendue à Charlie Hebdo. Nous mangions ensemble, avec Hugo. L’éditeur m’a demandé si je n’avais pas quelque chose à leur proposer. J’ai répondu par la négative. Hugo m’a alors donné un coup de pied sous la table en disant : « Mais si, Milo, tu as déjà une autre histoire de prête. Tu m’en as parlé l’autre jour ! ». J’ai répondu à nouveau par un timide « Non ! ». Hugo me redonne un coup de pied. Ce dernier m’a forcé à dire que j’en avais effectivement une sous la main. Du coup, j’ai été obligé d’écrire ma première histoire. Les Aventures vénitiennes de Giuseppe Bergman constituent pour moi un récit qui m’est très cher. En fait, encore aujourd’hui, c’est l’histoire avec laquelle je suis le plus lié.
La première scène de Giuseppe Bergman était déjà frappante. Le personnage principal en a marre de son quotidien, criant son besoin d’aventure. N’était-ce pas décalé pour l’époque ?
Métal Hurlant venait de sortir ses premiers numéros. Ce journal a eu un retentissement important dans la bande dessinée, mais aussi dans la culture du monde entier. Deux choses ont retenu mon attention dans ses pages : la découverte du style graphique de Moebius, mais aussi le fait que champ d’ouverture narratif de la bande dessinée était devenu important. Autrement dit, on pouvait tout raconter en BD. La bande dessinée était devenue adulte grâce à Métal Hurlant !
L’aventure était un genre méprisé à l’époque. Les écrivains, les auteurs de BD et même les musiciens se devaient d’être engagés, le reste était méprisé. Hugo me disait souvent que l’aventure était synonyme d’évasion, d’une échappatoire à une prison. Ce désir d’aventure était quelque chose de désirable et d’important ! L’aventure, c’est de l’autodétermination humaine. Et donc, c’est quelque chose de plus important que la politique. J’ai mis de nombreuses années à le comprendre. Je suis un soixante-huitard typique. Ma génération pensait que la chose la plus importante du monde était la politique. Tout n’était que politique ! Mais en réalité, j’ai découvert petit à petit que la culture est bien plus importante que la politique. La culture nous fait agir, nous fait vivre d’une certaine façon et nous permet de choisir nos actions politiques. La culture est fondamentale ! Ce n’est pas le hasard, comme je l’ai écrit dans la préface. La grande tradition anglo-saxonne des romanciers tels que Conrad, Stevenson et Melville s’est terminée avec le renforcement de la standardisation dû à l’industrialisation. C’est-à-dire lorsque les chaînes de montage sont apparues et que l’Humanité a commencé à s’imposer des prestations… inhumaines.
Le taylorisme marquerait-il la fin de l’aventure en tant que telle ?
Effectivement. Donc, j’ai compris à travers mon maître, Hugo Pratt, que l’aventure était plus importante que ce que l’on ne pense. L’aventure n’était pas qu’un genre pour les enfants, mais quelque chose de bien plus important ! Ulysse dit, dans L’Enfer de Dante :
« Considérez la race dont vous êtes,
créés non pas pour vivre comme brutes,
mais pour suivre vertu et connaissance ».
James Joyce a, en 1920, parlé de cette aventure de l’homme dans son livre Ulysse. Stanley Kubrick l’a également abordée dans 2001, l’odyssée de l’espace. Ulysse revient cycliquement, de même que cet esprit de l’aventure. C’est normal, car L’Odyssée se trouve à la base de notre culture. Aujourd’hui, on n’arrête pas de dire que les racines chrétiennes ont été fondamentales en Europe. Les racines européennes sont pourtant plus vieilles que le Christ. La chrétienté est bien sûr importante. Mais nous descendons surtout de L’Odyssée.
Les Aventures vénitiennes de Giuseppe Bergman apparaissent comme une étape essentielle dans votre travail de créateur. Cet album est lié à votre relation avec Hugo Pratt. Dans son salon de sa maison suisse de Grandvaux étaient exposés, mis en évidence, les livres l’ayant inspiré enfant. On y retrouvait L’Île au trésor de Stevenson, NorthWest Passage de Kenneth Roberts, etc. Ce premier tome de Giuseppe Bergman ne fait-il pas figure de symbole d’une transmission de son goût pour l’aventure et la philosophie à son disciple Milo Manara ?
Oui, c’est exact. C’est d’ailleurs ce que je voulais faire. Il était aussi entouré d’autres livres. Notamment ceux qui l’ont inspiré pour Un été indien. Je songe à ceux de James Fenimore Cooper, Zane Grey, etc. J’ai recueilli à mon tour toute cette culture, grâce à Hugo ; d’où l’importance pour moi des Aventures vénitiennes de Giuseppe Bergman. J’ai eu la chance de travailler avec Hugo Pratt, avec Federico Fellini. Il y a beaucoup d’histoires qui me sont chères, mais celle-là l’est plus particulièrement.
Hugo Pratt est d’ailleurs représenté, physiquement présent dans cette bande dessinée...
Hugo était le Deus ex-machina de cette histoire. J’y ai repris un texte, alors inédit, pour les dernières pages de ces aventures vénitiennes. À l’époque, il l’avait juste lu à la radio. Il m’a fait un très beau cadeau en m’autorisant à l’utiliser. Plus tard, il s’en est servi, en guise d’introduction, dans Fable de Venise.
Lui montriez-vous les pages d’Un Été indien ou El Gaucho en cours de réalisation ?
Parfois. Mais ce n’était pas régulier. Je préférais lui faire la surprise et lui envoyer mes planches terminées. Il m’appelait parfois pour me rappeler de les lui envoyer. Il voulait satisfaire sa curiosité. Il n’a jamais été interventionniste dans mon travail. On sentait qu’il ne voulait en aucun cas me « contrôler ». Il avait vraiment un très grand respect pour son dessinateur.
Dans ses propres albums, il restait assez sobre concernant l’érotisme. Par contre, avec vous, ne donnait-il pas l’impression de se « lâcher » beaucoup plus ?
C’est pour cette raison qu’il a songé à moi pour illustrer ces histoires. Il n’avait pas le temps, je pense, de dessiner toutes celles qu’il avait en tête. Et puis, Hugo était plus dans une tradition de récits d’aventures à la Conrad. L’érotisme n’était vraiment pas mis en valeur dans ce type de littérature. Même s’il était parfois traversé par certaines envies, il pensait que l’aventure était déjà en soi suffisante. Il n’avait pas besoin d’ajouter de l’érotisme à ses histoires. Il a toutefois dessiné certaines cases légèrement érotiques dans ses œuvres, comme par exemple dans La Ballade de la Mer salée.
Quels sont vos projets ?
J’écris actuellement une histoire que je devrais bientôt commencer à dessiner. Je me suis intéressé à une femme qui a réellement vécu, modèle du peintre Le Caravage. Cette Anna Bianchini a posé pour quatre tableaux du maître, dont la toile La Mort de la Vierge (1604), qui est exposée au Louvre. Le peintre s’est servi d’esquisses et autres études préparatoires pour terminer ce tableau. En effet, Anna Bianchini s’est noyée dans le Tibre. C’est un tableau sulfureux. Beaucoup n’appréciaient pas, à l’époque, que Le Caravage prenne une prostituée comme modèle. Certains voulurent même brûler cette toile. Rubens s’est arrangé ensuite pour mettre le tableau en sûreté. Anna Bianchini a eu une vie aventureuse. Elle est morte très jeune, mais sa vie fut intense. Cela me plaît de mettre en scène d’une manière baroque Rome durant l’année 1600. J’en profiterai pour raconter une partie de la vie du Caravage, personnage controversé. Il a notamment tué Ranuccio Tomassoni ! Le parcours d’Anna Bianchini est fascinant. J’espère publier ce livre en 2012.
Quelle est la BD qui vous a donné envie de devenir auteur ?
Je ne lisais pas beaucoup de bandes dessinées quand j’étais enfant. Ma mère était institutrice. Elle avait beaucoup d’a priori contre la BD. Elle considérait cela comme peu instructif. La découverte de Barbarella de Forest a été une véritable baffe ! J’ai su en terminant ce livre que j’en ferais mon métier.
(par Nicolas Anspach)
(par Florian Rubis)
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Théâtral et infatigable Jodorowsky (Décembre 2010)
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Le site officiel de Milo Manara (en italien)
Photos (c) Nicolas Anspach
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