Jusqu’alors Susumu Kawai menait une existence paisible seulement perturbée par la perte de certains souvenirs de jeunesse et une mémoire sur courant alternatif. Détective privé de son état, il est missionné par un mystérieux commanditaire, Mr Nobody, pour ouvrir la porte d’un wagon de chemin de fer perdu en pleine voie dans la Russie post-communiste.
Une tâche simple, trop peut-être, surtout lorsqu’il s’agit de l’exécuter à cinq et avec à la clé une énorme récompense. Déverrouillant les portes, lui et ses camarades tombent sur un tueur aux capacités hors du commun et au faciès identique au sien.
Désormais chassé par son double, par la police et les mafias de tout le pays, Kawai est rapidement dépassé par les évènements. Tous veulent le capturer, et plutôt mort que vif. L’aide d’une belle jeune femme et d’un prix Pulitzer ne sera pas de trop pour se tirer de ce mauvais pas et découvrir la vérité sur son histoire.
Gou Tanabe (Kasane, il a adapté Lovecraft, Tchekov et Gorki dans le recueil The Outsider) construit un polar à la noirceur profonde. Entre complot et progrès scientifique, il bâtit une narration entremêlée qui conduit les divers protagonistes dans les limbes de l’incompréhension. Imprégné dès son incipit par une ambiance pesante, ce thriller en trois volumes, sobre et sombre, est conduit par un tempo lent et juste alourdissant l’atmosphère cabalistique au fil de la lecture.
Le trait réaliste est d’une grande qualité. Quel plaisir de voir une telle attention portée aux décors par exemple ! Dessinateur réaliste, Tanabe s’approche ici du maître Naoki Urazawa, son scenario et sa ligne renvoyant immanquablement à quelques-uns des chefs-d’œuvre de l’auteur de Monster. Son trait dense porte et amplifie les ressorts complexes de la narration.
La séduction graphique s’opère par une succession de vignettes muettes captant un geste bref, une attitude, une élément du décor mais elle s’exprime aussi à travers des panoramiques dans lesquels on éprouve la perte des repères du personnage principal.
Kawai finit par se retrouver complètement perdu entre ses bribes de souvenirs et sa situation actuelle. Qui est-il ? D’où vient-il ? Ces interrogations existentielles multiplient son désarroi. Et ce mystérieux commanditaire dont on ignore les motivations mais qui semble en savoir beaucoup sur son passé et ses origines. Et cet homme, ce tueur monstrueux qui possède son visage... On répond à la douce invitation à plonger dans l’enfer passé et présent du héros.
L’auteur s’amuse à brouiller les pistes, à ajouter à la confusion en multipliant les nouveaux éléments. La conclusion devra être habile pour permettre de relier tous les fils emmêlés par le scenario. Plein de promesses et porté par des planches d’où émane un réel talent, ce manga peut devenir sur son dernier opus le casse du siècle ou une tentative avortée de ressembler au maître. Espérons que la course contre-la-montre dans laquelle il s’est engagé se termine bien, histoire de ne pas s’en souvenir uniquement comme un manga au dessin de qualité.
(par Vincent GAUTHIER)
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