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Neuray : « Lloyd Singer (Makabi) va devoir accepter la part de violence qui est en lui ! »

Par Nicolas Anspach Erik Kempinaire le 15 mars 2007                      Lien  
Dessinateur minutieux, {{Olivier Neuray}} a acquis une certaine souplesse dans le trait en changeant de technique graphique. Avec {{Luc Brunschwig}}, le scénariste de la série, il plonge Lloyd Singer, alias Makabi, au cœur de Quantico, la « FBI Academy », où cet ex-petit comptable du « Bureau Federal Of Investigation » va faire ses classes … Un apprentissage du métier d’agent, mais aussi de la vie. Olivier Neuray nous dévoile les arcanes de ce thriller psychologique qui, paraît-il, plaît à Jean Van Hamme.

Dans Juke-Box, le quatrième et dernier tome de la série, Lloyd Singer doit parvenir à mettre en confiance une jeune femme défigurée, seule victime rescapée d’un tueur en série surnommé « La Chanson Douce »…


Makabi est une série qui montre des scènes d’une grande cruauté, une violence qui ne doit pas être facile à représenter sans verser dans le voyeurisme. Comment faites- vous pour ne pas vous impliquer trop émotionnellement ?

C’était, en effet, difficile pour moi d’imaginer une jeune fille qui aurait un visage si abîmé, irréparable. Luc Brunschwig insistait très fort pour que cela soit le cas. Je n’aimais vraiment pas mutiler cette jeune femme. J’ai également eu beaucoup de difficultés à représenter les scènes de viols contenues dans le premier cycle. Mais ces scènes sont essentielles pour faire évoluer la psychologie de Lloyd, notre personnage principal.
Il faut qu’il soit confronté à des passages de violence assez extrême. Sans cela, il n’évoluerait pas. Voyant la violence qui est en lui, Lloyd a arrêté son développement à l’adolescence afin d’étouffer cette part noire de sa personnalité. Mais les événements auxquels il va être confrontés vont réveiller cette espèce de double personnalité, cette part de lui-même qu’il déteste. Et c’est justement celle-là qui intéresse le FBI !

Neuray : « Lloyd Singer (Makabi) va devoir accepter la part de violence qui est en lui ! »Se sent-il mieux dans sa peau lorsque cette part noire rejaillit ?

Pas vraiment ! Cette dualité en devient plus forte. Il a tué un mafieux russe dans l’épisode précédent. Il se sent obligé, à cause de cela, de devenir agent du FBI pour assumer ce crime. S’il refuse d’être agent d’élite, son geste deviendrait une vengeance personnelle. Sa conscience ne pourrait l’assumer. Il est donc pris dans un engrenage : sa conscience l’oblige à s’engager au FBI. Lloyd n’est pas un gentil, il va de plus en plus devoir accepter la part de violence qui est en lui…

Il semble avoir perdu ses repères, être en phase de reconstruction...

Il continue son développement, tardivement, à 35 ans. Comme s’il avait connu une longue période d’hibernation dans un milieu familial extrêmement contraignant et culpabilisant. Ses sœurs et sa grand-mère veulent régir sa vie… Lloyd veut leur échapper et son frère également. Le matriarcat est un phénomène que j’ai bien connu, j’arrive donc à l’illustrer avec une certaine aisance au contraire des passages violents, que je m’emploie néanmoins de dessiner sans complaisance.

Dans Nuit Blanche, votre série précédente, vous semblez avoir moins de difficultés à montrer la violence

Yann et moi essayions de reconstituer une époque lointaine dans laquelle sévissait une violence que tout le monde connaissait, liée à la révolution et à la guerre civile [1]. Et encore, on a été soft : A l’époque, dans certaines régions, on se livrait au cannibalisme. Il existe d’ailleurs des photos représentant des ventes de chair humaine dans des échoppes. C’était une horreur absolue. C’est vrai qu’il y a quelques passages un peu glauques dans ces albums, mais ça passe car ce ne sont pas les héros qui infligent cette violence. Par contre, ici, dans Makabi, Lloyd, à deux reprises, commet des actes très violents…

Vous discutez beaucoup avec Luc Brunschwig ?

On se téléphone et on s’écrit beaucoup. Il y a beaucoup d’échanges d’e-mails. Il est très pointu sur le sens qu’il veut donner aux expressions, aux personnages, aux scènes, aux séquences, etc. Il me demande toujours mon avis sur les scènes ou sur les personnages. En fait, cette relation s’est construite petit à petit. On se comprend de mieux en mieux, comme un vieux couple… Je saisis plus rapidement ce qu’il veut dire. Et Luc perçoit mieux comment il peut faire passer ses idées via mon dessin. Ce n’était pas le cas au début. Il y a eu pas mal de réajustements sur les premiers tomes…

Extrait du T4 : Juke-Box.

Ne pensez-vous pas que c’est aussi parce que vous vous sentez plus à l’aise dans votre dessin ?

C’est fort possible.

Votre dessin a gagné en nervosité alors que sur Nuit Blanche, vous sembliez rechercher avant tout un certain esthétisme, au détriment de la lisibilité parfois.

Nuit Blanche avait un côté hiératique volontaire. Je dessinais des personnages « comme des statues », ce qui collait bien à la révolution russe. Du coup, la raideur de mes personnages semblait être voulue. Cela passait mieux. Alors que pour Makabi, cette raideur ne s’impose plus car cette série est un thriller actuel. Mais on m’a toujours dit que j’avais un dessin raide… et certaines personnes adorent cela.

Vous semblez actuellement plus attentif à une fluidité dans la narration

Tout à fait. Avec Luc on s’attache à ce que chaque chose, chaque événement soit efficace, utile, au bon endroit ; peu importe l’esthétisme. C’est plutôt la signification que nous recherchons.

Pourquoi le quatrième album, Juke-Box, a-t-il été cautionné par Jean Van Hamme ?

Il trouve notre démarche intéressante. On a développé un aspect du récit qu’il n’a jamais travaillé : le côté très psychologique. Jean Van Hamme nous as prédit que l’on n’allait pas en vendre 600.000 exemplaires, mais il trouve qu’il y a une force dans Makabi qu’il n’a pas su incorporer dans Largo Winch. Cette dernière série privilégie avant tout l’action…
En fait, Daniel Bultreys, mon éditeur chez Dupuis, a envoyé l’intégrale du premier cycle à Jean Van Hamme. Il l’a lue un soir d’insomnie et il lui a répondu le lendemain avec un mail très enthousiaste. Et Daniel lui a demandé s’il était d’accord que l’on mette un autocollant sur l’album. Et Jean Van Hamme a accepté…

Entre les séries Nuit Blanche et Makabi, il y a un trou de quelques années dans votre bibliographie. Qu’avez-vous fait pendant ces années-là ?

J’ai voulu faire un scénario. Je me suis documenté, puis j’ai laissé tomber car je n’avais pas assez confiance en moi. Travailler à deux, avec un scénariste, apporte un soutien. On s’épaule l’un l’autre. Ensuite, j’ai dessiné le début d’une histoire avec Alain Streng, qui a été refusée par tous les éditeurs. Après, j’ai réalisé un livre pour enfant. J’ai également bossé sur un projet d’adaptation du roman de Jean Van Hamme, Le téléscope. C’était une idée de Frédéric Niffle. Mais le projet ne suscitait pas l’enthousiasme du créateur de Largo Winch. Ensuite, Niffle voulait racheter les droits d’adaptation du Poulpe en BD, sur laquelle j’ai un peu collaboré. Puis, un jour, je me suis souvenu de L’esprit de Warren, une formidable série que mon frère m’avait fait lire.
J’ai envoyé une lettre à Luc Brunschwig, son scénariste, accompagnée de mes albums. Je lui ai écris chez sa maman car je pensais qu’il habitait encore là ! Il m’a dit plus tard, qu’en me trompant ainsi je lui avais rendu un grand service. Comme il habitait Dijon et sa mère Strasbourg, il a demandé à sa mère d’ouvrir le colis et de lui lire la lettre au téléphone. Luc m’a dit : « Elle s’est rendu compte qu’enfin j’étais quelqu’un ! » (Rires). Et depuis lors, la mère de Luc lit Makabi, qui est fait « par le si gentil garçon qui dit que mon fils a du talent ». Pour elle, avant, les BD de Luc, c’était du pipeau ! (rires)

Vous avez directement décidé de travailler sur un thriller…

Effectivement. On s’est vu à Bruxelles où il m’a parlé d’un vieux projet. Il s’est inspiré de son frère, qui a la même personnalité que Lloyd. Il est célibataire et à un très bon contact avec les femmes. Il est leur confident sans être un don juan. Luc voulait faire cela en BD, définir cet aspect du personnage principal qui met les femmes en confiance, mais dans le cadre d’un thriller.

Quelle importance accordez vous à la couleur ?

C’est Isabelle Cochet qui s’en charge. Elle a trouvé la juste gamme chromatique, assez noire. Je la laisse totalement libre, elle travaille en toute confiance. Si nécessaire, je lui envoie la documentation, comme par exemple pour les uniformes, etc. De toute façon, elle n’aime pas les contraintes. Il y a eu des réajustements en cours de route, mais maintenant, la couleur s’accorde parfaitement avec le récit.

Vous remerciez Alec Séverin & Marc Delafontaine, pourquoi ?

J’ai souvent montré mon travail à Alec Séverin. Il m’a aidé à dessiner le petit singe. Alec est un virtuose absolu. J’avais des difficultés avec cet animal, et j’ai demandé l’aide d’Alec lorsque j’étais en retard dans mon travail. Il l’a dessiné tellement génialement que je suis retourné chez lui. Il réalisait de superbes crayonnés que j’encrais. Luc trouvait que le singe devenait le personnage le plus chouette de l’album (rires). Il ne savait pas que c’était Alec qui l’animait. Autant dire que cela m’ennuyait (Rires)
Marc Delafontaine [2] m’a initié à la digitalisation du trait. Je ne le connaissais pas. Mais chez Dupuis, on m’a dit qu’il utilisait une tablette graphique écran. On m’a mis en contact avec lui. Il a fait tout mon écolage par mail en réalisant des captures d’écran. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi généreux de son savoir. Ce n’est pas courant dans le métier de la BD, où les gens gardent généralement leurs petits secrets. On s’est rencontré cette année à Angoulême…
On a aussi remercié Laurent Hirn qui a remanié la couverture. Cette maquette est beaucoup plus actuelle. Nous allons refaire la maquette des anciennes couvertures de la même manière…

Ce changement dans votre manière de travailler, vous a-t-elle libéré ? On sent que votre trait est plus souple

Oui. J’encre beaucoup plus vite. Je n’ai plus cette terreur de rater mon dessin. Avant, quand j’encrais mes planches avec la technique traditionnelle, chaque trait devait être bon. Je traçais en tirant la langue. Maintenant, j’encre à la volée. Et cela donne beaucoup plus de dynamisme.
Luc a vu tout de suite qu’il y avait une différence dans mes pages. Je ne lui avais pas dit que j’étais passé à l’écran tactile. Il trouvait étonnant que j’aie gagné de la souplesse dans mon encrage. Beaucoup de mes amis auteurs pensaient que j’allais y perdre quelque chose.

Extrait du T4 : Juke-Box.

Dessiner avec l’écran tactile a-t-il entraîné un gain de temps ?

Oui. Vous cliquez sur une zone et elle se remplit en noir. Vous pouvez recommencer un trait facilement. Sans parler des contraintes techniques de l’encrage sur papier : J’avais tendance à passer la main dans l’encre, qui n’était pas sèche, provocant ainsi plein de bavure. Et je ne parle pas de la réutilisation des bulles ou des bords de cases…
J’encre vraiment très vite, à la volée. Je fais toujours mon crayonné à la main, puis je le scanne.
Avant je travaillais sur une case où je dessinais un trait, puis passais à la case suivante pour que cela sèche. Les vieux dessinateurs utilisaient un sèche-cheveux. Je n’ai jamais fait appel à cet engin pour faire sécher mon trait. C’est peut-être un tort, car je perdais alors le fil en cours de route. Je ne faisais que des bouts de cases les uns après les autres. Je devais à chaque fois retrouver l’atmosphère et la vision que je voulais donner à une case en recommençant partiellement à l’encrer.
Maintenant, je suis toujours dans ma case, et je garde le rythme en travaillant sur une case dans son intégralité.

Etes-vous influencé par le cinéma ?

C’est surtout Luc qui a découpé Juke-Box a la manière du Pulp Fiction de Tarentino. Cela apporte des trucs intéressants, car il peut inclure beaucoup d’ellipses en faisant l’impasse sur la chronologie. Je trouve cela très intéressant.

Utilisez-vous beaucoup de documentation ?

Principalement des bouquins et internet, assez peu le cinéma. Quoique les représentations de Quantico, le QG du FBI, sont reprises du Silence des Agneaux. On ne peut pas visiter cet endroit qui est situé au cœur d’une base militaire ultra-gardée. Mais le réalisateur de ce film a obtenu l’autorisation d’y tourner. Le FBI voulait susciter des vocations parmi les femmes. Ils s’étaient dit que le film serait une bonne carte de visite…

Avez-vous effectué des repérages aux USA ?

Je me suis promené à Portland pendant quinze jours. J’y ai fait des centaines de photos. Cette ville est un résumé de tout ce que l’Amérique comporte comme architecture. Il y a à la fois de vieux entrepôts, un port, des vieux ponts métalliques, des maisons de bois, des gratte-ciels.
Mais j’ai surtout été à Richmond. Les premiers albums de Makabi se passaient là-bas. Comme ce n’est pas une ville touristique, on ne trouvait pas de livres sur cette ville. Le choix de celle-ci était spécial : c’est une cité très glauque. Sans doute l’une des plus dangereuses des USA. Luc a choisi cette ville au hasard. Il fallait que ce soit la capitale d’un Etat qui ne soit pas important. Il a choisi la Virginie, qui est la région d’Autant en Emporte le Vent. Une magnifique région, dont la capitale est devenue industrielle…

Avez-vous visité son quartier juif ?

Non, car il est totalement inventé. Le « Little Jérusalem » de Makabi n’existe pas. Quand j’été à Richmond, les gens nous regardaient étrangement car il n’y a jamais de touriste dans cette ville. A l’hôtel, on nous disait carrément que le soir, il valait mieux rester à l’intérieur ! (Rires)

(par Nicolas Anspach)

(par Erik Kempinaire)

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Makabi sur actuabd.com, c’est aussi :

Une interview d’Olivier Neuray, réalisée en mars 2005
La critique du T4
La critique du T2
La critique du T1

Illustrations (c) O. Neuray, L. Brunschwig & Dupuis
Photo en médaillon (c) Nicolas Anspach

[1Nuit Blanche se déroulait pendant la Révolution russe.

[2Le dessinateur des Nombrils

 
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