Il est difficile de relater une polémique sans la faire grandir, difficile de parler d’un album particulier, et non pas d’un débat socio-culturel, voire politique, bien plus large. C’est pourtant ce qu’il semble nécessaire de faire à l’heure de la parution d’un album décrié – avant même d’être lu – et qui fut l’objet d’une récente pétition.
Empêcher la publication d’un album non-lu ?
De quoi s’agit-il ? De Niala, un album érotico-comique publié par Glénat dans la collection 1000 Feuilles, scénarisé par J.-C. Deveney et dessiné par Christian Rossi dans lequel Niala, pendant féminin de Tarzan, élevée par les bonobos qui résolvent les conflits par l’acte sexuel, reproduit cette méthode en multipliant les aventures sexuelles.
Une semaine avant sa sortie, une pétition fut lancée en ligne, reprochant à l’album de reprendre « les principes des bandes dessinées racistes des années 1950 », en étant « un objet sexuel offert aux colons courageux. » La pétition demande la suspension de la publication de cet ouvrage « raciste, qui appelle à la fétichisation et au sexisme. »
Le point de départ de cet emballement ne pouvait être l’album, encore non paru : c’est le résumé publié sur le site de Glénat qui mit le feu aux poudres. Ni écrit, ni relu, par les auteurs, il jouait la carte du second degré et évoquait notamment la leçon apprise à Niala par les bonobos, qui « profite à tous et notamment aux Occidentaux qui, en pleine époque coloniale, risquent leurs vies et s’aventurent dans cette contrée si éloignée de leurs us, coutumes et foyers ». Les réseaux sociaux se sont aussitôt emparés du sujet, et l’éditeur battit rapidement sa coulpe en modifiant les termes du résumé qui avaient choqué.
Sur la forme, demander le retrait d’un album avant sa parution constitue une démarche non seulement étonnante, mais inquiétante par sa radicalité, et l’éditeur a tenu à assurer ses auteurs de leur soutien, affirmant que l’album sortirait bien le 10 mars, jugeant « hallucinant » que l’on demande de brûler des livres non-lus.
Notons que Glénat était déjà habitué à des polémiques de ce type, puisqu’en 2018, Petit Paul, un album érotique de Bastien Vivès, avait été accusé de pédopornographie, ce qui lui avait valu d’être retiré des rayonnages des enseignes Cultura et Gibert. Cette polémique avait assuré une large couverture médiatique à l’album, vendu à plus de 15.000 exemplaires, chiffre très important pour une bande dessinée de ce genre. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, gageons qu’il en sera d’ailleurs de même pour Niala, qui est actuellement en tête des ventes sur Amazon, avec des commentaires de lecteurs expliquant que cet album ne devrait pas être vendu et d’autres assurant qu’ils l’ont acheté justement pour défendre la liberté d’expression...
Dans le petit Landerneau de la bande dessinée, on a également vu ces derniers jours des réactions similaires se multiplier, Jean-Marc Rochette affirmant commencer à « en avoir plus qu’assez de ces censeurs, de ces pères et mères la vertu qui pullulent sur les réseaux et fliquent la création à la loupe, donc solidarité avec Christian Rossi, un des meilleurs dessinateurs réalistes français », tandis qu’Aude Mermilliod déclare :
« Depuis quelques jours, le débat "censure" vs "liberté d’expression-humour" est de retour sur nos écrans. Je m’en suis tenue loin un temps, par franc malaise, et confusion. Je lis les avis des un-e-s et des autres, cherchant tant bien que mal à me faire le mien. Je sens que signer une pétition, pour moi, c’est non. Je SAIS que la lecture du résumé était un franc ARGH. Je sais qu’on a le droit d’avoir les chemins de désir qu’on a mais que ça n’empêche pas d’écouter celles et ceux qui sont blessé-e-s, aussi. Je sens que l’attitude « AH OUAIS, BIN M’EN FOUS, JE VAIS L’ACHETER GNAGNAGNA » est une jolie parade pour ne pas écouter ni les blessures ni ses propres craintes, parce qu’à priori s’il y a une réaction pareille c’est que ça blesse quelque part. J’hallucine quand je lis des arguments du genre "cul-bénis, retour à la morale etc..." comme si pointer du doigt des dérives sexistes = j’aime pas le cul. […] Et quand je lis certains arguments concernant des oppressions dont je ne suis pas victime, je me surprends à penser des « Oh ça vaaa.... quand même, quoi...." Quand ça m’arrive, je me donne une tape mentale derrière la tête, et j’écoute ce que les intéressé-é-s ont à dire. »
Bref, alors que la pétition n’a réuni (à ce jour) que 4500 signataires, cet album est devenu le sujet de polémique du moment, couvert par l’ensemble de la presse nationale, du Monde au Figaro, en passant par France Info.
Sexisme, racisme, colonialisme : au-delà des noms d’oiseaux, quelle réalité ?
Voilà pour le cadre factuel de l’emballement virtuel (et nous vous passons les noms d’oiseaux qui ont fusé, notamment sur Twitter). Après la lecture de l’album, qu’en penser ?
La lecture permet d’emblée d’évacuer une des critiques faites : Niala n’est en aucun cas un objet sexuel, elle est au contraire actrice, elle ne subit en rien, mais provoque les situations qu’elle contrôle. Dans ce recueil d’histoires courtes, la thématique principale est celle du désir, dont Niala incarne une allégorie. Elle rencontre tour à tour différents personnages, blancs ou noirs, hommes ou femmes, qu’elle va tous, les un.e.s après les autres, bousculer dans leur sexualité et obliger à réfléchir sur leur propre désir.
J.-C. Deveney est un auteur engagé dans une démarche résolument pro-féministe depuis le début de sa carrière. Il a ainsi piloté le projet « Héro(ïne)s », une exposition autour de la place des personnages féminins dans la bande dessinée, conçue pour le Lyon BD Festival et qui a ces dernières années fait le tour de différents festivals tout autour de la planète. Dans Niala, J.-C. Deveney continue à interroger cette question de la place des personnages féminins, mais cette fois-ci sous le biais érotique, comme il nous l’explique :
« Ce qu’on critique dans cet album c’est la volonté de domination, de conquête de la civilisation blanche. On a des explorateurs, des anthropologues égarés, des pères évangélisateurs, des chasseurs de bêtes qui viennent dans la jungle pour assouvir un besoin de force, de puissance, et qui se retrouvent confrontés à une force bien plus grande, celle du désir, de la sexualité. Il y a un côté assez Seventies dans notre propos : faites l’amour pas la guerre. Pourquoi est-on obnubilé par le besoin de montrer sa force ? Ne ferait-on pas mieux de résoudre certains conflits de manière plus intime ? Est-ce qu’on ne vivrait pas mieux ainsi ? Si ce livre pouvait faire réfléchir ses lecteurs sur la sexualité, sur le désir, sur le fait que toute forme de sexualité est acceptable, je serais content d’avoir contribué à ça. Si ça peut faire réfléchir aussi sur les représentations qu’on a pu avoir dans ces BD des années 1930-40 et les remettre en question, ce serait bien aussi. Je ne crois pas que ça les remette au goût du jour. Pour moi, le contenu de l’album est très différent de ce qu’il y avait dans ce texte de présentation, et j’espère qu’en lisant l’album, les lecteurs s’en rendront compte. »
Il faut en effet comprendre cet album comme une suite (érotique) au magnifique Johnny Jungle, album réalisé avec Jérôme et Anne-Claire Jouvray, biopic croisant les destins de Tarzan et de Johnny Weissmuller. Graphiquement, Rossi, avec son sens virtuose du mouvement (qu’il soit suggéré ou montré) propose un très bel hommage au cinéma et à la bande dessinée des années 1950, à l’aide d’un dessin semi-réaliste s’inspirant autant de celui de Wally Wood que de Winsor McCay.
On n’est absolument pas ici dans un album réaliste, mais dans une fiction sur la fiction : cet album est une nouvelle relecture de la figure de Tarzan, comme nous le confirme le scénariste :
« Notre volonté était de relire et de travailler ce mythe. Ce qu’a créé Edgar Rice Burroughs, c’est une jungle fantasmée, un objet littéraire fabriqué par et pour des Occidentaux. L’idée avec Niala, c’est aussi d’interroger cette première écriture : Tarzan est un blanc élevé par des gorilles et qui va devenir un homme fort, puissant, qui domine cette jungle. On voulait que Niala soit un pendant, mais inversé : elle aussi est élevée par des singes, mais des bonobos, très différents dans leur mode de fonctionnement, puisqu’ils règlent les conflits par l’acte sexuel. On ne pouvait pas représenter Niala blanche : il y aurait eu quelque chose de déplacé à imaginer que c’est l’homme ou la femme blanche qui contrôle cet imaginaire africain. Donc on en a fait une femme noire, avec la volonté de renverser la donne, de rétablir une forme de logique fictionnelle, parce que pourquoi au début du XXe siècle a-t-on eu besoin d’imaginer l’homme blanc tout-puissant sur l’imaginaire africain ? Niala est une femme noire car ce qui nous aurait semblé raciste, ç’aurait été d’en faire une femme blanche ».
On arrive là à la deuxième accusation, celle de racisme. Si l’on rit dans cet album, ce n’est pas des noirs, mais bien des blancs. Ce sont eux qui sont ridicules, des bonnes sœurs au fils à papa se rêvant en seigneur de la jungle. Ce sont eux qui sont matés par Niala, alors qu’ils entendaient s’imposer à cet univers inconnu. Cet album évite le risque de la répétition laborieuse, fréquente dans la bande dessinée érotique, en proposant en effet différentes saynètes autour de plusieurs personnages venant chercher dans cette jungle fantasmée des stéréotypes qu’ils ne retrouvent pas. S’il fallait dresser avec un parallèle littéraire, ce serait avec les "Lettres persanes" de Montesquieu : Niala est certes naïve, mais sa naïveté est là pour mieux révéler les travers de ceux qu’elle rencontre.
Et cela pose une question finalement plus large : les auteurs, des hommes blancs, peuvent-ils rire de tout et de tous ? Ces jours-ci, cela trouve bien sûr un écho avec les traductions des poèmes d’Amanda Gorman, une femme noire américaine, dans différentes langues : Victor Obiols déclare avoir été écarté de la traduction en catalan car l’éditeur cherche une femme, si possible noire, pour effectuer ce travail, tandis que Marieke Lucas Rijneveld avait été choisie pour traduire ce poème, lu à l’investiture de Joe Biden, en néerlandais : mais à la suite d’un emballement sur les réseaux sociaux critiquant le fait que ce soit une blanche qui traduise ce texte, elle a renoncé à cette entreprise. Ces polémiques, comme celle sur Niala, doivent bien sûr être comprises dans un cadre plus large, celui de tensions sociales traversant les sociétés occidentales dans leur ensemble. Bien conscient de ce prisme, J.-C. Deveney regrette que sa fiction soit utilisée comme un instrument pour combattre des inégalités contemporaines très concrètes :
« C’est comme si le champ de la lutte et des combats avaient délaissé le réel pour se porter vers celui de la fiction. Aujourd’hui, les nouveaux champs de batailles sont ceux du langage, de l’identité et de la représentation. Peut-être parce que ce sont des domaines qui conviennent très bien à Internet et aux réseaux, dans la façon dont on peut les aborder et les diffuser rapidement. Mais je ne pense pas que ce soit la seule raison : on réalise en effet combien la question de la représentation va pouvoir influencer le réel et y avoir des répercussions concrètes. Alors, on attend de la fiction qu’elle soit parfaite, qu’elle réponde à toutes nos attentes et espérances. D’ailleurs, c’est une fonction que peut remplir la fiction : elle peut réécrire, corriger, imaginer les choses pour créer le meilleur des mondes. Ça s’appelle l’utopie et c’est un genre littéraire. Tout le problème dans cette logique, c’est qu’on se retrouve à ne réduire la fiction qu’à cela alors qu’elle possède aussi plein d’autres fonctions toutes aussi importantes et nécessaires : elle peut retranscrire la réalité dans toutes ses injustices et ses défauts, nous en faire rire pour la critiquer ou en exacerber toute l’horreur ou tout le tragique. N’attendre de la fiction que des récits rassurants et réconfortants, c’est limiter sa capacité à nous permettre de sortir de nous-mêmes et à comprendre autrui et le monde. C’est en cela également que la question de la réappropriation culturelle est vraiment complexe. Avec Niala, je suis un homme blanc qui écrit sur un personnage noir, même si je n’ai pas de volonté historique ou réaliste. Je m’appuie sur une fiction, Tarzan, qui a été écrite par un homme blanc, et je l’interroge et la critique. De la même manière, au sein de l’album, mes uniques objets de moquerie et de caricature sont les personnages blancs qui viennent se perdre dans cette jungle. En ce sens, je suis dans la logique réclamée par les défenseurs de la lutte contre la réappropriation culturelle : je ne parle et je ne me moque que de ce que je suis. Mais si je pousse cette logique jusqu’à son terme en disant que je n’ai le droit d’écrire que sur des personnages blancs, j’aboutis à une autre violence : celle qui consiste à faire disparaître du récit toutes les autres identités. Et se voir accuser de refuser la diversité du réel. Au final, j’ai envie de croire à une capacité d’empathie, à des passerelles entre nous. On reste tous des humains, qui partageons des vécus, des ressentis communs. Nous pouvons parler de ces échanges. C’est d’ailleurs une des fonctions essentielles de l’art et de la fiction : nous permettre de sortir de nous-même, de transcender les différences et d’appréhender l’altérité. À l’inverse, si on se cloisonne tous, si on se donne des identités raciales, culturelles ou sexuelles indépassables, c’est promptement terrifiant. »
La personne à l’origine de cette pétition aurait par la suite été harcelée en ligne par la fachosphère et le débat, tout sauf serein dès l’origine, s’électrise chaque jour davantage avec des positions de plus en plus irréconciliables de part et d’autre. Le propos de cet album était pourtant d’appeler de ses vœux une réconciliation généralisée par la sexualité : sans demander à tous les opposant.e.s de cette polémique de faire l’amour les uns avec les autres, espérons au moins qu’à la lecture de cette bande dessinée, ses contempteurs seront rassurés et que les critiques redeviennent avant tout littéraires !
(par Tristan MARTINE)
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