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Nicolas Barral ("Nestor Burma", "Philip & Francis") : « "Micmac Moche au Boul’Mich" m’a permis de trouver l’équilibre entre le graphisme de Tardi et mon propre style »

Par Charles-Louis Detournay le 22 décembre 2015                      Lien  
Seconde adaptation de "Nestor Burma" d'après Léo Malet pour le dessinateur de "Dieu n'a pas réponse à tout", "Baker Street" et autres "Philip & Francis". Barral se détache de son modèle par un ton plus guilleret qui contraste avec un polar très sombre dans un Paris que Malet parcourt d’arrondissement en arrondissement.

Comment choisissez-vous le titre du roman que vous désirez adapter, sachant que le choix se réduit progressivement, mais qu’il reste également des notes écrites par Léo Malet pour les arrondissements manquants ?

Nicolas Barral ("Nestor Burma", "Philip & Francis") : « "Micmac Moche au Boul'Mich" m'a permis de trouver l'équilibre entre le graphisme de Tardi et mon propre style »Concernant les synopsis des autres arrondissements, je n’y ai pas eu accès. Pour sa part, Jacques Tardi a reçu l’autorisation de Léo Malet d’exploiter les personnages dans des œuvres originales, ce qu’il a fait dans Une Gueule de bois en plomb. Je me limite donc aux arrondissements pour lesquels les romans ont été publiés, sauf Les Eaux troubles de Javel réservé par Tardi. Lorsqu’on m’a proposé de reprendre le personnage de Nestor Burma, j’ai relu une bonne partie des romans (car j’ai acheté tous les Burma après avoir découvert le personnage dans le premier album de Tardi). Le ton parfois humoristique de Boulevard Ossements m’a convaincu de débuter avec celui-là. Mes précédents albums étaient orientés vers l’humour, et dès lors, cette entrée en matière me paraissait la meilleure des passerelles. Tardi avait quelqu’appréhension lorsqu’on a évoqué mon nom pour prolonger la série car il craignait que je tire Burma vers la parodie, ce qui n’était pas du tout mon intention. J’ai juste fait danser Nestor avec Hélène, en début de récit, histoire de marquer un peu mon territoire...

Micmac Moche au Boul’Mich est un des récits les plus sombres de cette série. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

J’avais tout d’abord pensé à adapter Fièvre au Marais, sur lequel j’avais commencé à prendre des notes avant d’arrêter mon choix sur Micmac Moche au Boul’Mich, récit noir s’il en faut qui contrastait avec le précédent album. Je voulais surprendre le lecteur, surtout celui qui m’aurait trouvé trop primesautier dans Boulevard Ossements. De plus, j’avais fait mes études au quartier Latin, ce qui m’offrait l’occasion d’un pèlerinage. Et pour ajouter à la surprise et à la modification de technique, j’ai décidé de le réaliser en couleurs !

Micmac Moche au Boul’Mich - Par Nicolas Barral, adapté de Léo Malet et Tardi - Casterman

Emmanuel Moynot avait déjà abordé la couleur précédemment. Pourquoi ne pas avoir choisi de l’appliquer alors à Boulevard Ossements, ce qui collait plus à l’ambiance de ce récit ?

Je désirais pour ma part repartir de Tardi, m’inscrivant dans la charte graphique du personnage et de la série. J’ai sans doute craint de faire le grand saut. Plus simplement, la lecture de Micmac Moche au Boul’Mich m’a fait visualiser des images en couleur. Cette histoire imposait à mon sens de sortir d’une forme de stylisation qui peut relever de l’image d’Épinal, pour adopter un point de vue plus naturaliste. Le sang, par exemple, est plus abstrait en noir et blanc qui met la mort à distance. J’ai jugé que la couleur contribuerait à renforcer l’intimité avec les personnages là où le noir et blanc risquait de laisser le lecteur à distance.

À la lecture de votre second tome, vous prenez plus de profondeur de champ que dans le premier. Avez-vous eu le sentiment de vous affranchir du style de Tardi ?

En tout cas, les retours positifs sur Boulevard Ossements m’ont fait prendre de l’assurance. Respecter l’univers graphique d’origine est inhérent à l’exercice de la reprise, mais j’ai pu un peu “lâcher les chevaux”, retrouvant des réflexes qui me sont propres comme le fait de recourir à des cadrages plus cinématographiques. Mais je ne ressens pas cette charte graphique comme un carcan. Au contraire, j’ai fait le choix de m’inscrire dans les pas de Tardi, car j’avais envie de comprendre de l’intérieur sa façon de travailler. Avec Burma, je me suis replongé avec plaisir dans un univers qui me rappelle une de mes premières séries : Les Ailes de Plomb. Micmac Moche au Boul’Mich m’a aidé à trouver l’équilibre entre le graphisme de Tardi et mon propre style, où les personnages jouent plus que chez Tardi.

Largeur de champ, modification du cadrage : Barral s’émancipe
Micmac Moche au Boul’Mich - Par Nicolas Barral, adapté de Léo Malet et Tardi - Casterman

Vous avez également placé beaucoup de cases qui mettent Paris en scène. Fallait-il jouer cet aspect de carte postale, « visite guidée » ?

Oui, c’est le parti-pris des Nouveaux mystères de Paris, tels que Léo Malet les a conçus. Je dois avouer que je me suis aussi fait plaisir. J’ai été en repérages et j’ai pris des photos. Idem pour le 36 quai des orfèvres, auquel j’ai pu avoir accès grâce à un lecteur qui est un membre éminent de la Crime, le Commandant (remercié en début d’album) qui m’avait donné sa carte dix ans auparavant, soit bien avant que je ne travaille sur Burma ! J’ai donc contourné la séquence d’une réunion qui se déroulait uniquement dans le bureau de Faroux, afin de proposer cette visite guidée du 36. Quant aux cases extérieures, je les utilise aussi pour glisser les réflexions de Burma, un aspect essentiel du récit. Je suis en cela les conseils donnés par Tardi : « Tu vas voir : Malet, c’est bavard. Alors, moi, je commence la scène dans le bureau, puis je le fais sortir en résumant ce qui s’est passé. » Cette astuce permet de dynamiser le récit.

Vous jouez sur les cadrages et les lieux pour dynamiser votre adaptation ?

Oui, pas mal de scènes d’intérieur du roman ont été transposées en extérieur, quitte à ce que Nestor s’enrhume. Et c’est vrai que j’aime tourner autour des personnages, varier les angles de vue. Il s’agit d’offrir au lecteur la vision de la scène la plus exhaustive possible. C’est ma manière de prendre le lecteur par la main. Je pense que le récit doit pouvoir se lire sans le texte. La fluidité de la narration est mon obsession.

Une visite du "36"...et un cin d’oeil à Tardi à l’arrière-plan !
Micmac Moche au Boul’Mich - Par Nicolas Barral, adapté de Léo Malet et Tardi - Casterman

Qu’est-ce qui vous a porté dans ce récit ? Les thématiques abordées ?

Oui, les thèmes sont forts : l’avortement, la négritude, le suicide... C’est un épisode véritablement centré sur l’humain, la complexité des sentiments, la fragilité des cœurs. Cette approche naturaliste nécessitait de recourir à la couleur. Et puis il y avait l’aspect documentaire. Étant Parisien, mon défi tenait également à traduire les sensations que je ressens lorsque je m’y balade, en particulier cette nuit qui n’est jamais noire. Et aussi la neige, qui crée cette ambiance feutrée, presque silencieuse.

Avez-vous ressenti des difficultés particulières pour cette adaptation ?

Oui. Par exemple, la scène introductive évoquait le suicide possible de Paul Leverrier : je devais donc le mettre en scène sans casser le suspense des circonstances de sa mort. J’ai également choisi de mettre en scène ce personnage, auquel il n’est fait qu’allusion dans le roman, afin de pouvoir recourir à la mémoire visuelle du lecteur à chaque fois qu’il serait question de lui par la suite. D’autre part, le roman tergiverse un peu avant la rencontre entre Burma et sa jeune cliente Jacqueline Carrier, puis s’éternise dans le bureau. J’ai contracté la scène, les coupures de presse permettant de contextualiser le propos de manière concise. Ainsi, le lecteur est plongé dans l’intrigue dès la deuxième page, ce qui impulse au récit un rythme que j’essaie de lui faire tenir jusqu’au mot “FIN”.

Micmac Moche au Boul’Mich - Par Nicolas Barral, adapté de Léo Malet et Tardi - Casterman

Les démarrages de roman de Malet présentent souvent cette tendance à l’introduction. Comme pour Corrida aux Champs-Élysées lors duquel il faut attendre quelques dizaines pages avant que la tension se précise…

Ce livre fera justement l’objet de ma prochaine adaptation. Mais un Moynot viendra s’intercaler, Casterman désirant augmenter le rythme de parution entre deux Burma. Après l’hiver et la neige de Micmac moche au boul’mich, Corrida aux Champs-Élysées, propose une atmosphère caniculaire et une forme de dépaysement à Nestor qui loge dans un palace.

Allez-vous continuer la parodie de Blake & Mortimer : Philip & Francis, même s’il a fallu du temps pour prolonger la série ?

Tout-à-fait ! Une suite est prévue, et une part de la responsabilité du délai m’incombe, car j’ai pas mal de fers au feu. J’ai aussi écrit un autre projet, seul, que j’aimerais beaucoup concrétiser un jour ou l’autre…

Le rêve de Nestor : un incontournable de chaque enquête
Micmac Moche au Boul’Mich - Par Nicolas Barral, adapté de Léo Malet et Tardi - Casterman

Donc, plus de Baker Street ? Car cela se vend moins bien qu’un Nestor Burma ou un tome de Philip & Francis ?

La série est en sommeil actuellement. Mais Pierre [Veys] et moi gardons un grand attachement à cet univers qui est notre premier bébé. Il convient de préciser que c’est la lecture de Baker Street qui a convaincu Dargaud de nous donner carte blanche pour créer Philip et Francis.

Une grande part de votre humour passe dans ces deux séries via la physionomie des personnages. Ne ressentez-vous pas une part de frustration lorsque vous devez contenir les traits d’un Burma, afin de le rendre expressif mais pas loufoque ?

Pas tant que cela. Au contraire, cela me repose ! L’acting, les jeux d’expression des personnages sont une technique épuisante. Car l’humour ne tolère aucune approximation et je dois parfois m’y reprendre à plusieurs fois afin de coller à l’intention scénaristique. Heureusement, Pierre et moi collaborons depuis assez longtemps pour que je comprenne ce qu’il attend de moi sur Philip & Francis. Mais cela demande beaucoup d’énergie. Ajouté à cela, je dois respecter la charte graphique de Jacobs. Décors léchés + acting des personnages représentent un défi à chaque planche. Et on ne peut pas y couper, car la parodie fonctionne grâce au respect de l’univers initial. Nestor Burma me propose une autre partition, plus émotionnelle, particulièrement dans Micmac Moche au Boul’Mich.

Un peu d’humour, en contraste...
Micmac Moche au Boul’Mich - Par Nicolas Barral, adapté de Léo Malet et Tardi - Casterman

Avant Corrida aux Champs-Élysées, vous allez donc réaliser un autre album ?

J’ai beaucoup de projets, mais pas assez de temps pour tous les mener de front. Je travaille actuellement avec Benacquista, qui me propose un univers plus contemporain, plus adulte, qui prend le lecteur de bande dessinée traditionnel un peu plus à rebrousse-poil. Je ne lui jette d’ailleurs pas la pierre. Comme lui, il peut m’arriver de chercher dans la bande dessinée un moyen de prolonger l’enfance. Mais je tiens à m’astreindre à aborder des thématiques contemporaines car évoquer son époque est le rôle d’un auteur.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

Nicolas Barral, prêt à dégainer
Photo : Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay

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