Nicolas Keramidas ("Alice au Pays des singes") : "Tebo ne laisse pas de place au hasard."

Alice au Pays des Singes T2 par Tebo et Keramidas

Ed. Glénat

D’où vient l’idée d’envoyer Alice au Pays des singes ?

Lors de discutions avec Patrick Hourcade [directeur éditorial du label Drugstore chez Glénat. NDLR.] , je lui ai dit que j’étais d’accord pour une collaboration avec Tebo, que je connaissais... Tout cela se passe à Angoulême il y a quatre ou cinq ans. Tebo est quelqu’un qui cogite vite et beaucoup. S’il aimait bien ce que j’avais fait sur Donjon Monsters, ce que je faisais sur Luuna était moins son univers... Il m’a conçu sur mesure une histoire d’animaux, avec des décors de forêt et, comme j’avais bossé chez Disney, il s’était dit : Je vais essayer de lui trouver un personnage "à la Disney". Cela a été Alice. Le soir même de notre conversation, en rentrant d’Angoulême, il avait trouvé l’idée : Alice au pays des singes. Son concept : le personnage principal est, davantage qu’Alice, le Pays des singes..., une espèce de "plaque tournante" de tous les contes...

Après, cela a été une question de planning : j’avais un Tykko des sables à finir, un autre Luuna. Fred était aussi occupé de son côté. Cela a mis du temps à se mettre en place, mais une fois sur les rails, c’était lancé !

On a beaucoup discuté entre nous et, même si son scénario peut paraître assez simple, Tebo est quelqu’un qui réfléchit vraiment au moindre détail : il me demande parfois de faire reculer un personnage de trois centimètres parce que l’impact de la scène en dépend. Moi, l’humour est quelque chose que je ne maîtrise pas beaucoup. Mais pour Fred et la Bande à Tchô, c’est leur cheval de bataille. Du coup, je lui fais confiance. Sur le tome 1, il y a eu beaucoup d’échanges, je suis parfois intervenu. Mais sur le tome 2, il a tout écrit et le tome 3 est déjà quasi entièrement réalisé.

Nicolas Keramidas en janvier 2014, à la Galerie Glénat à Paris

Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Il vous livre un scénario entièrement achevé ?

Comme Fred a l’habitude d’écrire aussi pour lui, il n’applique pas la méthode habituelle : un synopsis, un séquentiel, puis un scénario dialogué. Il a sa méthode : une feuille avec des petites vignettes qui décrivent toutes les scènes, comme dans un livre pour enfants. Tout le bouquin est déjà là.

Une fois que nous avons examiné cet état et que je lui ai donné mes suggestions et mes remarques, il refait tout le livre comme dans un livret de théâtre, sans indication de mise en scène.

Enfin, il reprend cette dernière étape et il l’anime véritablement. Cela a un côté très laborieux, mais c’est un processus d’écriture qui lui est nécessaire pour avancer. C’est là que l’on se rend compte qu’il ne laisse pas de place au hasard.

Je le vois bien quand je dessine : si je m’éloigne un peu trop de son storyboard, il tire la sonnette d’alarme et souvent, il a raison. Il me fait penser à Trondheim sur Donjon : il m’a fait faire très peu de corrections, mais sur chacune, j’avais déjà moi-même un doute, et il le voyait immédiatement. C’était quelquefois la position du personnage, ou son impression. Ils sont dans leur truc, ils ont un système de narration qu’ils maîtrisent parfaitement.

Planche encrée d’Alice au Pays des Singes T2 par Tebo et Keramidas

(c) Tebo/Keramidas/Glénat

Qu’est ce qui caractérise l’humour de Trondheim par rapport à celui de Tebo ?

Même si au final, on n’a pas l’impression que cela soit très recherché, celui de Tebo est beaucoup plus construit, plus intellectualisé. Lewis est vraiment plus intuitif. Il aime bien se donner plein de contraintes, comme il a pu le faire sur pas mal d’albums. Il ne sait pas où il va mais il a cette manière de penser qui fait qu’il retombe toujours sur ses pattes. Quand je parle d’un projet avec Lewis, j’ai tendance à y réfléchir, à le faire cheminer dans mon esprit... Mais Lewis, le lendemain matin, est déjà là avec un titre et les pages une à quatre ! Il est dans l’immédiat.

Fred, ce n’est pas du tout cela, il lui faut un long développement. Certains auront du mal à voir autant de logique dans Alice, mais en fait, c’est très maîtrisé.

On sent bien vos influences, ce sont celles du dessin animé. Ce n’est pas trop difficile de passer de Luuna à un type de dessin comme celui-là ?

Cela ne me pose aucun problème. Et en plus, j’en ai vraiment besoin. C’est une espèce de récréation pour moi. Luuna, j’en suis vraiment content : j’ai commencé ma carrière en réalisant cinq tomes d’affilée. C’est ce que j’avais envie de faire sur le moment, cela m’a permis de me faire connaître. Mais quand j’ai fait le Donjon avec Lewis, c’était une espèce de récréation et là, j’ai pris conscience qu’il fallait absolument que je fasse ce genre de chose. En fait, Alice et Donjon sont des styles qui sont beaucoup plus naturels chez moi. Cela demande un autre type d’effort, une autre logique. Je bloque rarement sur ces pages. Dans Luuna, il y a beaucoup de choses à prendre en compte : l’anatomie, la perspective... Sur Alice, ce n’est que de l’amusement.

Planche encrée d’Alice au Pays des Singes T2

(c) Keramidas/Glénat

Votre Alice traverse un tube digestif plutôt qu’un miroir...

Au départ, c’est un trou qui se trouve au Pays des Merveilles où elle se prend une noix de coco sur la tête et elle se retrouve amnésique et à ne pas savoir où aller. On se retrouve avec ce tigre qui les pourchasse pour une bonne raison : il veut éviter qu’ils dérangent un peu trop le Pays des singes...Et effectivement, le tube digestif du tigre sert de passage pour la ramener chez elle. Chacun dans ce pays a un petit rôle à jouer.

Il y a Alice, mais aussi Peter Pan. Ce sont plutôt des mythes que la série digère... (rires)

Ce concept, on l’aime beaucoup et on pourrait en faire deux cents albums. Mais le tome 3, déjà entièrement storyboardé, sera le dernier. Ce qui ne nous empêcherait pas de faire d’autres albums avec plaisir et Tebo aussi, mais on n’a pas voulu mener les choses trop loin.

En même temps, les dialogues sont extrêmement pêchus, dynamiques... Là vous n’intervenez jamais ?

Là, c’est 100% Fred. Quand je lis ses scénarios avant de les dessiner, je me marre !

Et cette suite, c’est pour quand ?

Là, je suis en train de finir le tome 3 de Tykko des sables. Je tiens cette ligne : un album chez Glénat, un autre chez Soleil. Une fois Tykko des sables achevé, je me lance sur Alice, mais comme je vous l’ai dit, le scénario est déjà fin prêt.

Je fais une page de crayonné par jour, puis j’ai deux jours d’encrage sachant que pour certaines planches, ou pour la couverture, cela peut monter jusqu’à quatre jours. Je suis très régulier. Déjà chez Disney, j’étais à 8h15 à l’atelier. Par contre, à 17 heures, en général, je ne touche plus à un seul crayon. Je vais chercher mes gamins et je rentre. Je peux dire avec précision à l’éditeur quand je vais lui rendre le bouquin. Le plus souvent, je le lui rends avec quelques jours d’avance sur la Deadline...

Propos recueillis par Didier Pasamonik

Alice au Pays des Singes T1 par Tebo et Keramidas

(c) Glénat