De petits personnages avec un grand nez mais sans visage, pas ou peu de décors, quelques détails relevant davantage du symbole que de la description : les dessins de Nicolas Mahler se réduisent au strict minimum. Ils n’en sont pas moins expressifs, aisément identifiables et, souvent, polysémiques : points communs que le dessinateur viennois possède avec d’autres artistes minimalistes.
Les genres que Nicolas Mahler aborde et les références qu’il entretient sont en revanche d’une rare diversité. Du strip à l’autobiographie en passant par la relecture de classiques de la littérature, il a osé s’attaquer à des registres totalement différents. Le lecteur peut cependant y retrouver quelques grandes caractéristiques, comme son humour mi-ironique, mi-absurde ou son affection pour les personnages peu glorieux.
Tout ceci se retrouve dans Alice dans le Sussex, une « adaptation libre d’après Lewis Carroll et H. C. Artmann » éditée par L’Association en mars 2018 et en sélection officielle pour le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2019.
Paru à l’origine en 2013, cet ouvrage n’est en réalité pas tout à fait une adaptation. Il s’agit plutôt d’une variation, d’une fantaisie très librement imaginée autour des personnages, des situations et des thèmes tirés des livres de Carroll [1] et Artmann [2].
Il ne faut donc surtout pas chercher à reconstituer un récit connu, mais se laisser porter par les dialogues aux limites de l’abscondité et par une forme de poésie un peu Dada, où les scènes s’enchaînent sans logique apparente, ni trame définie. Le dessin de Nicolas Mahler correspond parfaitement à ce mode de narration. Ses personnages à la fois ronds et raides supportent les chutes les plus improbables et s’effacent aussi vite qu’ils apparaissent. Quant au minimalisme des décors, il laisse toute la place à l’imagination, ce qui tombe bien : elle est aussi bien le thème que le moteur de la bande dessinée de Nicolas Mahler.
Alice dans le Sussex est également un ouvrage très ludique. L’auteur fait en effet référence non seulement aux personnages de Lewis Carrol et de Mary Shelley, mais il multiplie en outre les citations, que chacun pourra s’amuser à identifier. Au menu : Cioran, Melville, Voltaire notamment... Nicolas Mahler ne procède pas pour autant à un hommage pesant et pompeux : l’intégration des citations aux dialogues leur donne un sel particulier et les rend même parfois difficilement discernables lors de la première lecture.
Le pouvoir de l’imagination face à l’ennui mortifère est au cœur d’Alice dans le Sussex. Cet ennui, Nicolas Mahler l’a beaucoup mis en dessins dans son strip Flaschko. Le lecteur y découvre une scène immuable : un homme emmailloté dans une couverture chauffante passe sa vie, nuit et jour, devant la télévision, pendant que sa mère s’agite autour de lui, principalement pour faire le ménage. Ils parviennent à eux deux à résumer la vacuité de l’existence.
Édité depuis le début des années 2000, notamment à L’Association en 2003 et 2007 [3], Flaschko a été adapté en dessin animé et même en spectacle. L’édition proposée en cette fin d’année, de nouveau par L’Association, rassemble et complète les précédents volumes. L’ironie mordante, un rien désabusée, irrigue ces strips qui effleurent une grande diversité de thèmes et qui, s’ils ne font pas forcément rire aux éclats, témoignent d’une réelle finesse d’écriture.
Nicolas Mahler est l’un des très rares dessinateurs autrichiens connus en dehors de son pays [4]. Il a reçu en Allemagne trois Max und Moritz Preis, dont un pour Flaschko et un pour l’ensemble de son œuvre. Sa notoriété n’est pas indue : la facilité de son dessin et de son écriture n’est qu’apparente et masque une grande culture, un art consommé du rythme et un esprit aussi espiègle qu’aiguisé.
(par Frédéric HOJLO)
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Alice dans le Sussex - Par Nicolas Mahler - L’Association - collection Ciboulette - édition originale : Alice in Sussex - Graphic Novel, Suhrkamp Verlag, Berlin, 2013 - traduit de l’allemand par Aurélie Marquer - 16,5 x 24,5 cm - 136 pages en bichromie - couverture souple avec rabats - parution le 9 mars 2018.
Flaschko - L’homme à la couverture chauffante - Par Nicolas Mahler - L’Association - hors collection - édition originale : Flaschko - Der Mann in der Heizdecke, Edition Moderne, Zürich, 2016 - traduit de l’allemand par Aurélie Marquer & Waltraud Spohr - 21,5 x 10,7 cm (format à l’italienne) - 232 pages couleurs - couverture cartonnée, dos toilé - parution le 4 novembre 2018.
Consulter le site de l’auteur & lire un entretien sur le site du9.org (par Voitachewski, 2016).
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[1] Les Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865) & De l’autre côté du miroir (1871).
[2] Frankenstein in Sussex (1968).
[3] Collection Éperluette.