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Nicolas Vadot ("Maudit Mardi") : « Je ne fuis pas la réalité. Je la recrée dans mes BD »

Par Nicolas Anspach le 8 septembre 2011                      Lien  
{{Nicolas Vadot}} est une figure marquante du dessin de presse en Belgique. Ses dessins sont publiés chaque jour dans le quotidien économique {L’Echo}, et chaque semaine dans {Le Vif / L’Express}. Vadot y cultive un humour décalé. Ses bandes dessinées sont plus sérieuses, mais tout autant décalé. Nicolas Vadot signe un album axé sur les thèmes du déracinement et la peur de mourir … voire de vivre !

Isolé sur une île, Achille passe son temps à scruter l’océan. Il a une certitude : comme on le lui a prédit, il sait qu’il va mourir un mardi. Les autres jours, il ne peut donc rien lui arriver. Mais est-il aussi indestructible qu’il le pense ? Un événement dramatique va ébranler cette certitude. Il échappe de justesse à la noyade et, sous le choc, décide de briser sa solitude et de partir pour Hawkmoon, la mégapole. Là, vit Rebecca, son amour d’antan, qui a quitté l’île il y a bien longtemps. Mais qu’est-elle devenue ? L’attend-elle vraiment ? Tant d’années ont passé depuis son départ...


Nicolas Vadot ("Maudit Mardi") : « Je ne fuis pas la réalité. Je la recrée dans mes BD »Comment naissent vos histoires ?

Elles mijotent pendant quelques années, puis je ressens le besoin de les écrire. Maudit Mardi est la conjonction de plusieurs idées. J’ai rédigé le script de cette histoire en 2009 alors que j’habitais encore à Cambera, en Australie. J’y avais eu l’idée d’un homme enraciné au sens littéral du terme. Ses pieds s’enracinent dans le sol. J’avais aussi la chanson du groupe U2, Stateless, que l’on retrouve sur l’album From Million Dollar Hotel, en tête. Cette chanson correspondait parfaitement à mon état d’esprit. J’ai pris la décision que le personnage principal, Achille, se couperait les jambes. Mais pour aller où ? Qu’allais-je faire d’un tel personnage ? Je n’en savais rien. J’avais une belle mélodie, mais il me manquait le rythme.

Il y a longtemps, j’avais écrit une histoire, La Pluie, qui n’a jamais été publiée. L’un des personnages de ce récit demandait à un autre s’il s’était déjà demandé quel jour de la semaine il allait mourir. En relisant ce synopsis, j’ai eu une révélation. J’avais là le rythme de mon histoire.

Mon jour préféré dans la semaine est le mardi. C’est ce jour-là que je dois boucler mes dessins politiques pour l’hebdomadaire belge Le Vif / L’Express. J’aime le travail, et le mardi, je me sens bien. Je suis dans l’instant et je dois trouver des idées pour boucler mes dessins. C’est pour cette raison que j’ai utilisé le mardi dans l’histoire d’Achille.

Une fois que j’ai eu ces idées, le récit a coulé de source. Je me suis quand même demandé s’il ne fallait pas exploiter ce dernier thème seul. Mais cela ne fonctionnait pas. L’histoire aurait été convenue. On aurait eu un super-héros indestructible tous les jours de la semaine, sauf le mardi. Or, je voulais que mon propos se porte plus sur l’absence de racine.

Achille est tout le contraire d’un super-héros.

Effectivement ! On s’en aperçoit au fil des pages et cela sera encore plus prégnant dans le deuxième album. Achille anticipe tellement ce jour fatidique, le mardi, que cela le détruit durant les six autres jours de la semaine. Il a peur de mourir. Achille doit apprendre à ne plus avoir peur de vivre, pour ne plus craindre la mort !

Extrait de Maudit Mardi
(c) Nicolas Vadot & Sandawe.

Explorer la thématique du déracinement, était-ce une manière de vous exprimer par rapport à votre propre vie ? Vous avez beaucoup voyagé. Avez-vous des racines ?

Non, justement, je n’en ai pas ! J’en ai particulièrement pris conscience en Australie. C’est un pays d’immigration et on n’y pas le sens des racines. Du moins, pas comme ici, en Europe. Mis à part les aborigènes bien sûr. En Australie, on m’a souvent posé une question qui serait inconvenante en Europe : « D’où viens-tu » ? Il faut la traduire par « Ethniquement, d’où viens-tu ? ». L’Australie, c’est l’Angleterre au soleil, avec plus de multi-culturalité. Lorsque l’on me pose cette question, j’ai du mal à y répondre. Je suis né à Londres. Mais j’ai passé mon enfance et mon adolescence – jusqu’à mes 17 ans – en France. Pourtant, je ne me sens pas français. J’ai vécu de nombreuses années à Bruxelles. Mais je ne me sens pas belge non plus. J’ai habité quelques années en Australie. J’ai à présent un passeport australien. Mais je ne me sens pas être australien. Ma femme est issue de ce pays et est née à Canberra. Sa famille y est enterrée.

Il y a une autre interrogation derrière cette réflexion : où vais-je mourir ? Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de le savoir. Il y a quelques années, un couple d’amis avait acheté une maison à Bruxelles. Ils m’ont dit que c’était leur maison pour toute la vie ! Cette phrase m’a terrifié et j’ai failli leur demander s’ils avaient déjà installé leur caveau au fond du jardin.

Je suis revenu à Bruxelles l’année dernière, après avoir passé six ans en Australie. Mais je sais pertinemment que je ne resterai pas plus de cinq ans ici. J’ai prouvé que je pouvais travailler pour un hebdomadaire et un quotidien économique en habitant à l’autre bout de la terre. Je peux très bien exercer ma profession d’un pays éloigné.
Mais c’est certain que si j’avais habité au Brésil ou en Afrique du Sud le déracinement aurait été plus conséquent. La culture de ces pays est différente. L’Australie, c’est l’Angleterre au soleil. Cela n’empêche pas que l’on ressent un changement lorsque l’on est là-bas. Je me souviens d’un mardi matin du début 2005. Il faisait 35 degré dehors, et en Belgique il gelait probablement. Ma femme était partie travailler. Je me suis assis sur ma terrasse et je me suis demandé ce que je faisais-là, à Canberra. C’était chez moi, sans l’être. En fait, je suis chez moi à la fois partout et nulle part ! J’ai perçu à ce moment là que le manque de racine avait un côté extrêmement négatif. Mes enfants ont transformé ce sentiment. Aujourd’hui, mes racines, ce n’est pas un endroit, mais des gens : ma femme et mes enfants.

Ces questions sont au cœur de Maudit Mardi, même si elles sont sous-jacentes.

Vos dessins politiques sont décalés. Vos bandes dessinées sont métaphoriques. Le rêve et l’imaginaire sont fort importants pour vous. Pourquoi fuir la réalité ?

Je ne la fuis pas, je la recrée. Nuance ! Je fais du dessin de presse pour me connecter au monde et de la bande dessinée pour m’en déconnecter. Si je ne réalisais que du dessin de presse, je serais en permanence sur la corde raide. Je serais dans l’instant présent, constamment ! La bande dessinée me permet d’être dans le long terme. Mes albums, quel que soit leur succès, dureront sans doute après moi. J’ai besoin des deux. Je ne sais pas où est la frontière entre le rêve et la réalité dans mon travail.

Extrait de "Maudit Mardi"
(c) Nicolas Vadot & Sandawe.

Vous avez un trait plus enlevé, plus charbonneux dans vos bandes dessinées. Alors que celui de vos dessins de presse est plus classique, plus proche d’une ligne claire.

Ah, mais ce trait classique en dessin de presse ne l’est pas du tout dans ce genre. Les dessinateurs de presse emploient généralement un trait beaucoup plus jeté. Mon style dans ce domaine est tout le contraire. Les auteurs ont généralement un style apuré dans leurs BD. Pour moi, c’est le contraire. J’ai modifié ma manière de travailler dans 80 jours. J’ai enlevé l’étape de l’encrage pour que mon trait soit plus sincère. Je crayonne simplement. Et j’ai ainsi une autoroute entre mon cerveau et ma main. Contrairement au dessin de presse où je dois être dans l’analyse constante, je veux être dans l’émotion dans mes BD. Je me laisse de plus en plus aller dans mon crayonné. Le résultat est plus brut. J’utilise aujourd’hui un crayon 6B ou 7B pour mes planches. Mon dessin peut parfois paraître grossier pour certains, mais je pense gagner en émotion, en sincérité.

Pourquoi avoir été présenter « Maudit Mardi » chez Sandawe ?

Par défaut ! Je n’ai pas peur de le dire : les autres éditeurs m’ont jeté. J’avais prévu de réaliser Maudit Mardi aux éditions Casterman. Je leur ai envoyé le projet. En retour, j’ai eu un mail de quatre lignes. Ils justifiaient leur refus par le fait que mes précédents albums s’étaient mal vendus et qu’il y avait surproduction. Ils ne m’ont même pas proposé de leur présenter autre chose. Et bien sûr, pas un mot sur le projet que je leur soumettais. Bref, ils me mettaient à la porte.

J’ai envoyé Maudit Mardi aux autres éditeurs. Leurs réponses étaient négatives, non argumentées et n’excédaient pas deux lignes ! J’avais l’impression d’être un auteur débutant.

Je m’en étais fait une raison. J’avais décidé d’arrêter la bande dessinée. De toute façon, j’avais des rentrées financières suffisantes grâce à mon travail pour Le Vif/L’Express et L’Echo. J’ai beaucoup plus de succès dans ce domaine-là.
Au début de l’année 2010, j’ai entendu une chronique de Thierry Bellefroid, journaliste à la RTBF, évoquant Sandawe. J’étais toujours en Australie. J’ai alors tenté ma chance en contactant Patrick Pinchart. Malgré son accident, il a réussi à lancer le projet sur le site en avril 2010. Je m’étais donné six mois boucler le financement.

Pourquoi ?

Quand vous signez un contrat chez Sandawe, il est mentionné que si le projet n’est pas financé durant une période oscillant entre six à douze mois, il peut être retiré. Patrick ne met pas cette clause en pratique malheureusement. Si le projet reste sur le site de Sandawe pendant plus de six mois, cela devient mauvais pour tout le monde. L’auteur se couvre de ridicule de plus en plus si le financement stagne, ou n’augmente que très légèrement. Et le projet a de moins en moins de chance d’être accepté par un autre éditeur.

Le démarrage de Maudit Mardi a été lent. Après un mois, nous n’avions récolté que 3000 €, dont les 2/3 mis par des proches. J’ai eu la chance que quelques journalistes croient ce projet. Il Pennello s’est financé, puis Maître Corbaque, et Maudit Mardi au mois d’août 2010. La levée de fond pour le deuxième tome a été lancée à la fin du printemps dernier. Et au final, nous avons récolté 56.000 €, dont 2.000 € mis par des amis.

J’ai pris un énorme risque en participant à ce projet. Vu que j’étais déjà grillé chez tous les éditeurs, si Maudit Mardi n’avait pas récolté l’adhésion des édinautes, ma carrière dans la bande dessinée aurait été terminée.

Extrait de "Maudit Mardi"
(c) Nicolas Vadot & Sandawe.

Vous êtes devenu en quelque sorte « l’auteur-phare » de la jeune maison d’édition Sandawe, avec deux albums financés…

Oui. J’ai un bon retour des journalistes sur le premier tome. J’espère que les ventes suivront. Aujourd’hui, je suis heureux de m’être fait jeter par les autres éditeurs, et d’avoir ce rapport particulier avec mes édinautes (internautes-éditeurs). J’ai des échanges réguliers avec les auteurs d’Il Pennello et d’Hell West, et nous avons l’impression d’être des pionniers. Nous inventons constamment de nouveaux codes. Bien sûr, nous ne savons pas de quoi l’avenir sera fait et nous sommes confrontés constamment à des chausse-trappes. Nous essuyons les plâtres. Le regard des grands éditeurs a changé à notre égard lorsqu’ils ont vu que plusieurs albums ont été financés par le public.

Le rapport avec mes édinautes m’était très important. Ils ont été près de 300 à financer les deux albums de Maudit Mardi. J’ai réalisé un making-of d’une scène dès que l’album a été financé. Seul les édinautes de cette histoire pouvaient y accéder. J’ai eu un tel retour que j’ai décidé de continuer. Mes édinautes avaient vraiment l’impression de voir le livre se faire devant eux. J’ai réalisé deux modifications suite à leurs remarques.

Ils étaient dans les starting blocks peu de temps avant la parution de l’album. Je n’ai pas un, mais 300 délégués commerciaux (Rires).

À l’origine, Maudit Mardi ne devait compter qu’un seul tome. Pourquoi avez-vous rouvert le financement de cette histoire pour un deuxième album ?

Au mois de mars dernier, j’avais déjà dessiné près de 45 planches, et je commençais une scène cruciale. En la découpant, je me suis aperçu qu’elle ferait 15 planches. Cette scène était un passage imposé, et je ne pouvais pas trancher dans cette partie-là du récit. Il m’était impossible de tenir les 80 planches car j’avais encore beaucoup de chose à raconter.

J’en ai discuté avec Patrick Pinchart. Nous avions deux options : Soit réaliser un one-shot de 120 planches, soit découper le livre en deux. Il y avait des avantages et des inconvénients pour chaque option. Si nous augmentions la pagination, le livre coûterait plus cher à l’impression et les édinautes auraient dû attendre beaucoup plus longtemps avant de récupérer éventuellement leur mise. Si nous réalisions un diptyque, les livres seraient sortis plus vite. Mais nous étions obligés d’ouvrir à nouveau le financement. Si un de mes gros édinautes décidait de récupérer son argent, cela aurait fait effet d’aspiration et je risquais de voir ce projet d’édition capoter. On a choisi cette deuxième solution et, finalement, tout s’est bien passé. Nous avons été pédagogue, et les édinautes ont compris mes raisons. Je les en remercie, car j’aurais dû bâcler le récit s’il était édité en un tome.

150 dessins de Nicolas Vadot sur une décennie agitée
Un recceuil de dessins d’actualité paraît ces jours-ci à la Renaissance du livre.

Quels sont les albums qui vous ont donné envie d’être auteur de BD ?

Il y en a plusieurs ! Ma mère est anglaise, et la bande dessinée ne fait pas partie de sa culture. Jusqu’à mes dix-huit ans, je n’ai lu quelques Tintin, Astérix, Lucky Luke et Gaston.

Un album m’a cependant forgé comme dessinateur de presse. Il s’agit de QRN sur Bretzelburg, une aventure de Spirou et Fantasio réalisée par Franquin et Greg. C’est une métaphore parfaite du monde politique.

J’ai étudié le dessin à l’ERG et là, j’ai été confronté à plusieurs chocs. L’Origine de Marc-Antoine Matthieu, Foligatto de Nicolas De Crecy et la Chambre Nuptiale de Bézian. Les originaux de ces deux derniers albums étaient exposés au même moment à la librairie-galerie Sans Titre, à Bruxelles. J’ai pris conscience que l’on pouvait faire de la vraie bande dessinée populaire et intelligente en s’éloignant des classiques.

Après, j’ai découvert différents auteurs : François Schuiten et Benoît Peeters (La Fièvre d’Urbicande, La Tour), Jacques Tardi (La Guerre des tranchées), Loustal (Un Garçon romantique), etc. Alain Goffin, mon professeur à l’ERG, avait fait venir son ami François Schuiten pour nous expliquer son métier. Ce dernier nous a dit que si l’on voulait faire de la bande dessinée, il était important d’arrêter d’en lire ! J’ai suivi son conseil et je n’en ai pas lu énormément par la suite. J’ai ainsi pu monter des projets sans me soucier de ce qui existait. C’est peut-être pour cette raison que je ne fais pas partie d’une école ou d’une mode. On dit que mon travail est décalé. Je n’ai pas l’impression de l’être. J’essaie avant tout d’être mainstream et efficace pour un public le plus large possible.

Un livre d’analyse de vos dessins de presse a été publié dernièrement. Son rédacteur s’est-il penché sur vos BD ?

Il ne l’a pas fait malheureusement. Il m’a confié ne pas être assez connaisseur en bande dessinée. Pourtant, je lui ai attiré son attention : s’il voulait comprendre mes dessins de presse, il devait relire Norbert l’Imaginaire. Tout est dedans !

Cette série me tient particulièrement à cœur. Je suis heureux qu’une intégrale soit enfin planifiée au Lombard.

(par Nicolas Anspach)

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Photo de l’auteur : (c) Nicolas Anspach

 
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