"Nos Mutineries" : une BD pédagogique pour répondre aux idées reçues sur le féminisme

La BD permet de rendre accessible de nombreux discours. Ici, les deux autrices s’attachent à déboulonner les idées reçues sur le féminisme, dans le but d’armer les lecteurs/rices à répondre à leurs contradicteurs. Ainsi, à chaque argument son chapitre, allant de "Je ne suis pas féministe, je suis humaniste" à "on ne peut plus rien dire" en passant par "elle l’avait (un peu) cherché", ou encore "c’est à la mode d’être LGBT+".

Le projet est né d’une idée de leur éditrice explique Blanche Sabbah : " Nous sommes parties sur l’idée de faire un « projet féministe » sans plus de précision que ça. Et au fil des discussions, nous sommes tombées d’accord sur cette idée de répartie aux pires arguments." Eve Cambreleng ajoute : "Nous voulions répondre à tous ces arguments que nous ne supportons plus d’entendre et sont hypers redondants. Nous étions contentes de le mettre sur papier car c’est quelque chose qui nous est souvent demandé sur Instagram."

La construction du projet s’est déroulée assez simplement : une fois que l’idée d’avancer des arguments aux controverses sur le féminisme, les autrices ont listé les phrases les plus redondantes puis ont décidé de se les répartir en fonction de leur "affinité" pour les sujets. Eve ajoute : "Il n’y a pas de chapitre sur lequel nous avons bataillé pour le faire à la place de l’autre, au contraire, il y a un chapitre que nous ne voulions pas faire, celui sur la présomption d’innocence. Mais à part dans ce cas précis, nous nous sommes bien complétées tout au long du projet."

L’album se propose donc d’argumenter face à ces affirmations problématiques, que l’on entend régulièrement, en famille, en soirée, ou même dans les médias. Les deux dessinatrices, profondément féministes, s’attachent à contredire ces poncifs avec humour et pédagogie. Leurs démonstrations sont précises, implacables et, bien sûr, sourcées. À la fin du livre, on trouve une médiagraphie qui cite les sources et ressources ayant contribué à l’argumentation, une manière d’approfondir sa lecture. Un album destiné aux féministes confirmées ainsi qu’à toutes celles et tous ceux qui s’interrogent sur ces questions, et même les réfractaires pourraient bien se laisser convaincre !

Déjà très suivies sur Instagram, le compte @Aboutevie de Eve compte plus de 40 000 abonnés, tandis que Blanche en possède plus de 69 000 sur son compte @Lanuitremueparis. Présenter leur travail sous forme d’un livre permet de toucher un nouveau public. Eve souligne : "Nous voulions élargir notre propos à un public qui ne nous suit pas nécessairement sur Instagram et qui n’est pas forcément à l’aise sur cette plateforme. Ce n’est donc pas uniquement à destination des personnes nous suivent et nous posent ces questions, c’est aussi à destination des pères, mères, oncles, frères etc."

Les deux célébrités d’Instagram travaillent habituellement sur un format numérique, carré, avec 10 "slides" maximum, mais le défi de l’album s’est trouvé ailleurs que dans le changement de médium et de format. Ici, elles ont surtout dû travailler la cohérence graphique de leurs styles. Pour Nos Mutineries, Eve a décidé "de changer « brush » et [d’adopter] une colorisation plus proche d’un effet que pourrait rendre l’aquarelle pour [s]’adapter au style de Blanche." Blanche ajoute : "Nous avons dû nous adapter l’une à l’autre plus qu’au changement de médium. Par contre, ce qui était agréable, comparativement à Instagram, c’était la place. Nous pouvions nous étendre sur 15 pages et faire ressortir toutes les nuances souhaitées !"

Les dessins, hauts en couleurs et doux en même temps, s’avèrent dynamiques et drôles. Mention spéciale pour le personnage de Jean-Michel Patriarcat, qui rythme les planches par Blanche et amène une touche de second degré bienvenue. L’album se déroule avec clarté. Chaque chapitre est dessiné par l’une ou l’autre, on regrette le manque de dialogue entre les deux styles. Mais cela dans le but de garder une répartition équitable des illustrations précise Blanche : "Nous voulions être autrices/illustratrices de la façon la plus équitable possible, même si nous nous sommes influencées/conseillées dans nos écritures." Eve complète : "Techniquement ça aurait également été une énorme contrainte en terme d’échange de fichiers. L’écriture aurait été rallongée. Et puis nous n’employons pas exactement le même ton. L’alternance des chapitres nous permettait donc de nous exprimer toutes les deux comme nous l’entendions."

De fait, l’ouvrage, très complet, ressemble à un essai sous la forme d’une bande dessinée. Pour Blanche, Nos Mutineries "est une BD féministe donc polyvalente. C’est à la fois un essai sourcé et référencé, un ouvrage politique mais ça reste de la bande dessinée." Eve acquiesce : "Oui je pense que ça a la forme d’un essai dessiné." À la manière de Liv Strömquist, qui déploie, elle aussi, une réflexion féministe puissance à travers des dessins humoristes, alliant pop-culture et références universitaires, Nos Mutineries est riche et intelligible permettant d’aborder des concepts de manière abordable. Comme ouvrage d’introduction au féministe, c’est réussi. Pour celles et ceux déjà imprégnés de cette lutte, l’album apportera moins de connaissance mais se présente comme une piqûre de rappel, amenant des arguments parfois nécessaires.

Blanche conclut : "Les féminismes se révèlent pluriels, les avis évoluent avec l’âge et les situations. Nous espérons que "Nos Mutineries" permettra aux lecteurs d’y piocher ce qui leur est utile. Nous avons tenu à ce que nos lecteurs puissent se documenter par eux-mêmes, c’est notamment pour ça que nous avons mis de nombreuses références en fin d’album. Nous ne voulions pas tomber dans une démarche dogmatique."

Éducatif donc, et remarquablement accompli. Pour tous les boomers et toutes les féministes en herbe, sans distinction.

Propos recueillis par Thomas Figuères