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Olivier Cinna (Fête des Morts) : « La couleur est plus subjective dans une BD en noir et blanc »

Par Nicolas Anspach le 5 août 2011               Fête des Morts) : « La couleur est plus subjective dans une BD en noir et blanc »" data-toggle="tooltip" data-placement="top" title="Linkedin">       Lien  
Stéphane Piatzszek et Olivier Cinna nous emmènent dans l’enquête d’un flic français sur les milieux de la prostitution et de la pédophilie au Cambodge. « Fête des morts » est un récit sombre, dur, mais traité avec beaucoup de finesse, tant du point de vue de la narration que du graphisme. Le dessinateur nous parle de cet album paru dernièrement chez Futuropolis.

Olivier Cinna (<i>Fête des Morts</i>) : « La couleur est plus subjective dans une BD en noir et blanc »Quel a été votre parcours avant de réaliser Fête des Morts ?

J’ai étudié la bande dessinée à Saint-Luc à Bruxelles, puis je me suis orienté vers la peinture à l’Académie des Beaux-Arts. Après mes études, j’ai réalisé de nombreux boulots qui étaient parfois très éloignés du monde artistique. J’ai même été facteur (Rires). J’ai aussi travaillé dans l’animation et dans la publicité. J’ai par exemple réalisé une partie du story-board de l’adaptation audiovisuelle de L’Étoile du Sud, une histoire de Jules Verne. L’animation m’a appris à être efficace. On devait réaliser entre 40 et 70 images chaque jour. Je devais aller à l’essentiel… J’ai ensuite signé un album de Mr Deeds aux éditions Emmanuel Proust. Le deuxième tome est entièrement dessiné, mais n’a jamais été publié.

Comment avez-vous vécu le fait de ne pas voir ce travail publié ?

Je n’ai pas travaillé pour rien ! Même si ces pages restent inédites, j’ai beaucoup appris en les dessinant. C’est certain : ce n’est pas très agréable de ne pas tenir entre les mains un album sur lequel on a travaillé pendant des mois. Mais cela m’a permis de me former et surtout de m’apercevoir que Mr Deeds n’était pas le type de bande dessinée que je voulais faire. J’ai repensé ma manière de dessiner. C’était une étape qui m’a permis de me sentir mieux dans mon travail, de faire de meilleurs choix.

Quelles étaient vos envies à l’époque ?

Aller vers un style de graphisme plus simple et privilégier la narration plutôt que le côté « décoratif » d’une planche. J’essaie aujourd’hui que chaque image aille « chercher » le lecteur. Il faut que chaque case soit forte. Lorsque je reçois le scénario de Stéphane Piatzszek, je me pose directement une question essentielle : « Quelle force vais-je pouvoir mettre dans telle et telle scène ? ».

C’est l’un des principes du dessin. Philippe Bercovici nous disait dernièrement qu’il essayait de penser à ce qu’il allait mettre dans son dessin avant de tracer la moindre ligne.

Oui, c’est vraiment ça ! Beaucoup de personnes me demandent pourquoi je n’ai pas mis en couleur Fête des morts. Mais pour moi, une BD en noir et blanc, c’est une bande dessinée mise en couleur. Les couleurs sont simplement plus suggestives. Si je fais un coucher de soleil en noir et blanc, le lecteur imaginera les autres tonalités. Cela laisse plus d’ouverture au lecteur pour « fantasmer » sur la case, le dessin. De plus, il fallait que j’utilise un style plus nerveux, moins illustratif, pour cet album. On ne peut pas rendre beau une scène représentant une fillette qui est vendue à un pédophile ! Le noir et blanc possède une beauté qui n’est ni « touristique », ni « kitsch ». Le lecteur ressentira beaucoup plus le coucher de soleil en noir et blanc que si j’apposais de beaux roses, des couleurs orangées, etc. Je me suis beaucoup inspiré de certaines peintures chinoises et japonaises pour Fête des morts.

Le noir et blanc ne demande-t-il pas plus de maîtrise et de technique ? Il faut savoir où placer les noirs…

Cela demande surtout une plus grande réflexion. Il y a une économie de moyen. C’est aussi une école, avec ses grands maîtres. Je songe à Milton Caniff, Hugo Pratt, José Muñoz, etc.
Lorsque j’ai reçu le scénario de Futuropolis, j’ai réalisé deux planches d’essai en noir et blanc. Claude Gendrot, notre éditeur, les a appréciées. Mon épouse a réalisé un essai couleur. Mais le noir et blanc s’est imposé. Claude lui-même nous disait de penser avant tout à l’histoire.

Qu’est-ce qui vous plaisait dans « Fête des morts » ?

Stéphane est issu de la télévision. Cela se sentait dans son récit. Il m’a laissé beaucoup de liberté pour la mise en scène. Je trouvais l’histoire forte. Et en plus, ce récit était utile. Ce thème est très peu traité en BD, voire pas du tout !

Cette histoire aborde la thématique des réseaux pédophiles en Asie. Vous le traitez tout en retenue. Mais n’aviez-vous pas peur de dépasser certaines limites ?

Le noir et blanc joue un rôle à ces moments-là. J’ai dessiné une scène représentant une vente aux enchères d’enfants. On ne peut pas trouver de documentation sur cela. J’ai donc du imaginer cette scène et restituer mes impressions sans voyeurisme. Le noir et blanc permet de suggérer plus facilement ce genre d’ambiance malsaine. Piatzszek a écrit un scénario « frontal » où les choses sont abordées sans apitoiement. Nous savons tous que la pédophilie et la traite des enfants sont des horreurs. Il vaut donc mieux rester dans la suggestion, sans en rajouter. Je discutais dernièrement avec Emmanuel Guibert. Je lui ai raconté l’histoire de Fête des Mort. Il m’a dit que je ne sortirais pas indemne d’avoir travaillé sur une telle histoire. C’est vrai. Lorsqu’on travaille sur une histoire, on s’immerge dans les ambiances, dans les entrailles du récit. J’ai du me mettre à la place des gamines qui vivent cela, mais aussi des gens qui font ces horreurs. Le scénario de Stéphane ne comporte pas de « voix off ». Il faut donc faire passer les émotions par l’image. Cela implique que le dessinateur doit ressentir ces sensations avant de les retranscrire graphiquement. Heureusement, il n’y a pas beaucoup de scène où la pédophilie est abordée frontalement. Mais en même temps, ce sujet est très présent…

Avez-vous été là-bas pour vous documenter, pour prendre des clichés ?

Non. Stéphane a déjà été au Cambodge. Il adore ce pays et m’a transmis ses photos, sa documentation. Cela m’a permis de prendre un peu de distance par rapport au traitement graphique. Notre prochain récit se déroule à Paris. Je connais cette ville, et je sais que j’aurais tendance à vouloir aller dans les détails. Or, il me semble plutôt opportun d’aller vers l’essentiel, afin que le lecteur puisse puiser dans son imaginaire en lisant le récit. La grande force de la BD est l’ellipse. J’apprécie énormément Cosey, qui va à l’essentiel dans sa narration, et qui transmet beaucoup d’éléments au lecteur à travers l’ellipse.

Comment travaillez-vous ?

Je réalise un vague crayonné… très peu poussé. Je préfère vous dire que je dessine à l’encre. En fait, j’agrandis cet ébauche de crayonné à la table lumineuse et j’encre directement sur une autre feuille. Cela donne un côté spontané. Le lecteur pense que cela coule de source, mais être spontané dans le trait demande beaucoup de travail. Je pose sans cesse des questions : quel outil vais-je utiliser ?

Les auteurs disent volontiers que chez Futuropolis, l’accompagnement éditorial de l’auteur est exceptionnel.

Je confirme. J’ai beaucoup de chance de travailler avec Claude Gendrot. Cet homme a beaucoup de respect pour ses auteurs. J’aime surprendre mon scénariste et mon éditeur. Quand Claude Gendrot fait un commentaire sur une planche, il argumente toujours. Et il a toujours raison. Il a un tact incroyable, car il termine toujours sa proposition en étant optimiste et en laissant le choix à l’auteur.

Stéphane, le scénariste, est toujours enthousiaste. Nous avons dû faire quelques ajustements dans notre collaboration au début. Il est plus littéraire et manque d’une culture de l’image plus cinématographique. Il a un sens inné des dialogues, ce qui est essentiel en BD. C’est amusant car, au départ, je ne me voyais pas raconter ce type d’histoire. Mais il privilégie l’humain et l’émotion dans Fête des morts.

Avez-vous quelque chose à rajouter à propos de votre métier ?

Je trouve triste que beaucoup de jeunes auteurs ne possèdent pas une culture de la bande dessinée. Je suis heureux d’avoir avoir eu cette culture, et de pouvoir me dire lorsque je rencontre Jean Giraud ou Raoul Cauvin qu’ils m’ont fait rêver à une époque ! J’ai du respect pour ces auteurs et je me fiche des débats. J’aime autant Sempé que Frank Frazetta. Ceci dit, beaucoup d’auteurs savent très bien dessiner malgré cela. Mais peu de dessinateurs ont une maîtrise de la narration. Milton Caniff disait que ceux qui arrivaient à allier les deux détenaient un secret. Il avait raison !

(par Nicolas Anspach)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Illustrations extraites de "Fête des morts" - (c) Cinna, Piatzszek & Futuropolis.

 
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